Simultan
Jean-Sol Partre
Aus Simultan
8h15, dans le train... Le réveil avait été difficile, tout à l'heure. Déjà la moitié du trajet. Thomas se sentait véritablement épuisé ce matin, tous ces trajets pour aller à Bienne, c'était long, tout de même, malgré la lecture, l'observation des paysages... Il était presque au bout de L'écume des jours.
Souvent, il prenait du temps pour observer les autres passagers. Il songeait à tous ces êtres, autour de lui, tous des mondes à part entière, une vie... Il se souvenait d'une phrase d'un de ses amis qui l'avait marqué pour son effarante véracité : "Tuer un homme, c'est détruire un monde." Voilà, tous ces mondes gravitant autour de lui, et pourtant chacun si seuls, comme des atomes séparés d'un seul tout... Aujourd'hui, en face de lui, se tenait un homme d'une soixantaine d'année, qui portait des lunettes rondes et épaisses, et dont le visage un peu bouffi était entouré par une crinière decheveux blancs. Et étrangement, ileut soudain l'impression d'être en face de Sartre. Bien sûr, cette idée était ridicule puisque le philosophe était mort depuis belle lurette, mais tout de même... Quelle ressemblance ! Ils avaient le même air, la même silhouette maigrelette, il ne manquait certainement que la pipe, et l'illusion était parfaite.
Cela lui rappelait ses cours de philosophie, au lycée, quelques années auparavant, ses grands débats avec ses amis, après, autour d'une bière, à refaire le monde. Ils y avaient cru, à tout ça, à ces grands théories. "L'existence précède l'essence", n'est-ce pas ?
Thomas aimait ses instants anodins, où il laissait aller son imaginaire. En réalité, il n'y avait rien d'exceptionnel à cette rencontre, qui n'en était en réalité pas une, puisque les protagonistes n'avaient même pas échangé un mot, puisque seuls l'un des deux, certainement, rencontrait l'image qu'il se faisait de l'autre... Oui, songeait Thomas, cette anecdote n’est pas une rencontre, mais sa négation, une non-rencontre parfaitement réussie. D’un vide qui fantasmerait d’être plein. Car il s’agit bien là de rêve, de fantasme, d’irréalité sublimée : dans les faits, il ne se passait rien.
En fixant discrètement le bonhomme, le jeune homme eut même le désir un peu fou, à un moment donné, de sortir sa caméra pour le filmer... Désir qu'il censura, par pudeur et parce qu'il était suffisamment conscient (malgré sa fatigue) que cette idée était ridicule. D'ailleurs, ce n'était pas Sartre, mais juste un homme qui lisait le journal, là, en face...
Il se replongea donc dans sa lecture, avec un sourire, puisque Boris Vian raillait justement le personnage de "Jean-Sol Partre", conférencier à succès débordant, victime de son charisme... Et bien voilà, c'était peut-être justement Partre qui était en face de lui. Pendant un instant, Thomas se mit même à imaginer que le bonhomme le regarderait et s'exclamerait : "Mais oui, c'est bien moi ! Enfin quelqu'un qui s'en rend compte ! Je suis le vrai Jean-Sol !". Les oeuvres de Sartre serait remise en cause. Cela bouleverserait la profession. Les existentialistes ne s'en remettraient pas.
C'était la fin d'une grande illusion ! Mais peut-être était-ce possible, peut-être était-ce vrai ? Thomas tenait-il le scoop du siècle ? Il se remit de ses rêveries en voyant une femme arriver, montée à l'arrêt à la gare d'Yverdon, et s'asseoir à côté de Partre, après l'avoir embrassé.
Ce ne pouvait être Partre. Elle ne ressemblait pas assez à Simone.