Simultan
Samedi 29.05.10
Aus Simultan
samedi 29.05.10
La journée qu’Ael redoutait temps a défilé à toute vitesse. À peine le temps de se dire « Merde c’est déjà aujourd’hui » en se levant que déjà elle rentrait du lycée et attendait que l’on sonne à la porte. Enfermée dans sa chambre. Elle tente de faire ses devoirs mais elle est trop en colère pour pouvoir se concentrer. Il débarque, dans son univers, pour tout briser, encore une fois. Il débarque sans lui demander son avis. Il débarque tout simplement. Il arrive, il pose ses valises et il reste… une semaine ! Elle sait qu’elle ne tiendra pas une semaine sans être vraiment odieuse. Elle ne veut plus de lui dans son entourage et il suffirait juste que sa colère dépasse minutes sa raison pour qu’elle le renvoie directement en Bretagne, sans passer par la case hôtel. Elle sait qu’elle en est capable. Mais elle n’est pas sûre de vouloir faire ça. Au fond, son rôle de victime révoltée lui convient. Elle s’y complait même sous certains aspects. Elle est, jusqu’à maintenant la seule à être en colère. Ils ne sont pas fâchés, elle est fâchée et il tente de la récupérer. Si elle devient vraiment horrible avec lui, il finira bien par se fâcher et à ce moment-là tout changerait très vite. Pour l’instant elle tient les rênes et elle n’est pas décidée à les lui abandonner. Elle ne veut pas que lui soit en colère contre elle, elle veut juste continuer à être en colère contre lui.
Le bruit de la sonnette retentit. Ael tressaille mais ne se lève pas. Deuxième sonnerie. Sa maman hurle :
- Ael va ouvrir s’il te plaît
- Attends c’est bon, c’est que papa… Hurle-t-elle en retour
- Ael ça fait six mois que tu n’as pas vu ton père, alors tu vas lui ouvrir, tout de suite !
Le ton de sa mère est légèrement menaçant et Ael sent qu’elle n’a pas intérêt à désobéir sur ce coup. Mélanie est déjà dans tous ses états de revoir son ex mari. La première fois depuis huit ans. Ael grimace à cette pensée et ouvre finalement la porte. C’est bien son père sur le pas de la porte, mais changé. Il lui semble qu’à chaque fois qu’elle le voit il paraît de plus en plus jeune et de plus en plus heureux. Cette pensée lui tord l’estomac. « Il est mieux avec eux ». Elle le détaille en silence, douloureusement. La quarantaine, grand, brun, et barbe de trois jours il est vraiment séduisant. Une pique de jalousie lui traverse le cœur. Elle ne sait plus dans quel état elle se trouve, si elle est en colère ou triste ou émue, elle sent qu’elle va se mettre à pleurer s’il ne bouge pas. Heureusement pour elle, Sébastien esquisse un mouvement auquel elle peut raccrocher sa rage : il s’avance vers elle et essaie de la prendre dans ses bras. Ael saute en arrière tout en continuant à lui tenir la porte et s’efface pour le laisser entrer. « Salut » articule-t-elle avec peine. Les mots sont pâteux, collés au fond de sa gorge, sa voix grave, gutturale. Trop d’émotion, il faut qu’elle se reprenne. « Salut » répond Sébastien la tête baissée sur ses valises. Mélanie vient l’accueillir. Huit ans qu’ils ne sont pas vus. Une éternité. Ils s’observent un long moment en silence avant de se faire une bise timide. « Bienvenue, articule Mélanie tout aussi difficilement, pose tes valises, mets toi à l’aise. J’ai préparé à manger, tu dîneras bien avec nous ? Et je te dépose à l’hôtel après ? ». Sébastien lance un coup d’œil circulaire à la pièce dans laquelle il entre pour la première fois. « Oui très bien, merci beaucoup… ». Mélanie rougit légèrement et s’en va chercher le plat de salade sur le comptoir, elle parle le plus légèrement possible pour essayer de détendre l’atmosphère qui pèse trois tonnes :
- Tu as fait bon voyage ?
- Oui très bien merci, les trains sont de plus en plus confortables… En tout cas en première classe.
- Je veux bien te croire, je ne vais qu’en deuxième classe, mais c’est déjà très confortable aussi. Chérie tu peux aller me chercher la cruche s’il te plaît ? Merci.
Ael s’éclipse le plus vite possible et en profite pour se passer de l’eau sur le visage. Son père. Chez elle. Son père. À table avec sa mère. Sa mère qui rougit. Ça fait trop. Ça fait vraiment trop. Elle s’appuie sur le lavabo et se laisse pleurer silencieusement. Il lui faut bien ça pour se reprendre. Mais une voix l’interrompt : « Ael tu viens ? ». « J’arrive », murmure-t-elle en attrapant la cruche avant de s’essuyer les yeux. Lorsqu’elle arrive à table, ses parents discutent et rient. Depuis combien de temps ne les a-t-elle plus vus rire ? Ou même entendus se parler sans hurler ? Le compte est facile à faire : huit ans. Elle s’assied, dans un état second. Sébastien le remarque, se penche vers elle et lui demande si elle va bien. Ael acquiesce sans vraiment trop se rendre compte de ce qu’il se passe. Elle a juste envie de hurler et de pleurer, mais elle se retient. Pour le moment. Le repas commence. Mélanie et Sébastien se parle tranquillement, échange même quelques anecdotes, et en rient. Ael reste silencieuse sauf lorsque son père lui pose des questions auxquelles elle répond par monosyllabes. Plus le repas avance et moins elle se sent bien. La tête lui tourne, elle a envie de vomir. Elle ne supporte pas de voir son père après tout ce temps, ce père qu’elle accueille comme un étranger. Ce père qui discute de tout et de rien avec la femme qu’il a trompée, comme si de rien n’était. Et cette bécasse qui rit à ses blagues. Ael commence à en vouloir à sa mère. De se comporter comme une ado attardée, de ne pas la soutenir dans sa colère et d’avoir l’air d’avoir oublié les huit ans de malheur qui la relie à cet homme. Et quand sa mère rit à nouveau, Ael explose.
« Arrêtez ! Mais arrêtez de faire semblant ! Arrêtez de jouer à la famille recomposée heureuse ! Arrêtez de faire comme si rien ne s’était passé ! On est plus une famille ! Maman elle a carburé huit ans aux antidépresseurs à cause de toi… À cause de toi ! On est plus une famille et toi… et toi… t’es plus mon père ! »
Et elle sort en courant.
dimanche 30.05.10
Le téléphone sonne. Ael se réveille en sursaut. Après la crise d’hier elle n’a pas voulu aller en cours. Elle se sentait trop mal. Elle décroche.
- Ael ? Ael, c’est papa.
- Salut… Elle se sent tellement faible qu’elle n’a pas le courage de rassembler toute sa colère. Une trêve, juste une fois.
- Tu vas mieux ?
- Ça va… j’ai mal au crâne, mais ça ira.
- D’accord, tant mieux… Tu m’as vraiment fait peur hier.
- …
- Oui…bon… hum… je t’appelais pour te demander si tu accepterais de venir manger dans un restaurant avec moi ce soir ?
- … Je pense que j’ai pas vraiment le choix…
- Je ne te demanderais pas si je ne te laissais pas le choix… alors ?
- Alors… ok, ok je viens avec toi…
- Super, alors je réserve ! Tes goûts n’ont pas trop changé ?
- Non, ça ira… je suis pas difficile.
- Très bien…
- …
Quelques secondes de silence puis Sébastien se racle la gorge :
- Ma chérie, je… je voudrais…
- Faut que j’y aille !
Et elle lui raccroche au nez. Tremblante elle se laisse tomber sur son lit en soupirant. Pourquoi a-t-elle accepté ?
« Tu m’emmènes dans une crêperie ? « demande Ael avec étonnement en découvrant l’enseigne du restaurant. Sébastien pousse la porte de bois bleue et pénètre dans le restaurant aux décorations marines. « Exactement, crêperie bretonne ! Je n’aimerais pas que tu oublies tes origines. » déclare-t-il sur le ton de la plaisanterie.
Cela fait huit ans qu’elle n’a pas posé les pieds dans une crêperie. Décidément il y a pleins de choses qui ne se sont plus faites depuis huit ans. Elle sent les souvenirs remonter à la surface, mais elle les endigue. Ce n’est vraiment pas le moment. Elle commande sa crêpe préférée : beurre-salidou. Son père esquisse un sourire lorsqu’il s’aperçoit qu’elle n’a pas changé de préférence. Elle pense « j’espère qu’il n’y voit pas là un signe de quoique ce soit. ». Sébastien commande une bouteille de cidre, brut. Ael adore le cidre et se sert copieusement. Et souvent. Elle répond de plus en plus avec peine aux questions de son père et commande une deuxième bouteille, qui ne fait pas long feu elle non plus.