Simultan
La jeune fille rousse
Aus Simultan
14.10.10
- Alors, kleptomane ?
Aaron Schmitt aimait commencer ses séances en annonçant à voix haute la maladie de ses patients. De cette façon, on savait sans faire d’erreurs qui était atteint et qui était sain d’esprit. Il fallait le rappeler aux femmes aux foyers maniaco-dépressives et aux drogués accros aux médicaments, eux qui accusaient même le vieux psychiatre de faire partie du complot qui visait à les tuer, sinon ils n’avaient aucun respect. Il était souvent nécessaire de remettre l’église au milieu du village. A quoi bon faire des études ? Aaron Schmitt aimait que les choses soient claires.
Il n’avait pas accordé un seul regard à cette jeune fille rousse, entr’aperçu dans la salle d’attente, qui aujourd’hui venait profiter de ces cinq années de médecine. Il ne lui avait pas balancé à la figure un triste bonjour, et même pas de sa voix la plus froide, celle qui l’utilise pour ses patients les plus dérangés. Non, il ne s’en souciait pas. Il ne savait pas depuis combien de temps désormais elle attendait dans son bureau. Il avait bu son café sans l’œil collé à sa montre dans la pièce d’à côté. Bien sûr, il avait entendu cette folle de Mme Hagebutten à onze heures précises, heure du rendez-vous, la diriger vers le bureau du psychiatre. Mais il n’allait pas se presser et lire son journal en hâte à cause d’une malade de plus, bon Dieu ! Il était entré dans le bureau les yeux ailleurs, obstrués tout de même par cet éclat de rousseur vif qui agressait le regard. Il s’était assis et avait procéder à ses habitudes, celles qui rythment sa profession depuis plus de vingt-cinq ans.
- Ja.
Mme Hagebutten l’avait pourtant prévenu, mais Aaron Schmitt fut surpris par cette réponse germanique. Cette jeune fille ne parlait quasiment pas le français. Mais comment s’appelait-elle déjà ? Un nom étrange, pas de son époque, Mme Hagebutten le lui avait rappelé plusieurs fois de sa voix de mégère désespérée et obèse. Ah oui, Maus. Aaron Schmitt se demanda combien de bouteilles ses parents avaient bien pu siffler au moment de nommer leur fille. Le monde part en vrille, se dit le vieux psychiatre. Il pensa également qu’il serait bien de trouver une autre réceptionniste que cette folle de Mme Hagebutten et de faire enlever l’annotation « pour germanophones également» de son annonce publicitaire dans le journal. Mais pourquoi Seigneur, pourquoi exerçait-il à Bienne, ville bilingue ? Et puis, pourquoi avait-il fait médecine à Zürich ? Idiot, très idiot, Aaron Schmitt. Maintenant, il devait même se farcer les malades mentaux de Suisse alémanique. Pour faire honneur à son serment d’Hippocrate, mais seulement parce qu’il était un homme de parole, Aaron Schmitt se résolut tout de même à parler la langue de Goethe.
- Interessant, dit-il. Schwierig, schwierig. Nicht stehlen, bitte !
- Jetzt ? Nein, répondit Maus.
La machine étant rouillée, Aaron Schmitt avait besoin d’un certain temps d’adaptation pour retrouver son allemand. La jeune fille ne semblait pas être autrement affectée par cet énorme manque de politesse dont elle faisait preuve. Si le psychiatre parle en français, le patient parle en français ! C’est tout ! C’est ce qu’on apprend en médecine, nom de Dieu ! C’est ce que dicte ce diplôme de psychiatre derrière lui ! Et de sûr, il était impossible de ne pas le remarquer, imposant, beau, digne de respect qu’il était ce diplôme de l’Université de Zürich !
Pour la première fois de la séance, Aaron Schmitt leva les yeux vers sa patiente. Celle-ci était plus jeune qu’il ne l’avait imaginé et son visage pur et lisse, dénué de toutes rides, réveillait l’instinct paternel qui avait toujours sommeillé en lui.
Elle avait l’air si perdue, à la merci de la vie, qu’Aaron Schmitt, pour la première fois depuis bien des années, ressentit un puissant élan de compassion à l’encontre de l’un de ses patients. A ce moment, à la vision de cette jeune fille rousse, il aurait voulu qu’Annie soit encore vivante. Il ne savait pas pourquoi, à cet instant précis, il pensait à sa femme, chose qui devenait de plus en rare avec le temps. Peut-être que la beauté appelle la beauté, se dit-il. La jeune fille était vêtue d’un pull orné de rayures rouges et blanches, ainsi que d’un pantalon vert. Et en temps normal, Aaron Schmitt aurait été choqué d’un pareil accoutrement, les rayures c’est pour les zèbres, mais avec Maus, c’était différent. Il n’était pas choqué. Portée par cette aura de misères et d’incertitudes qui marquait ses yeux, Maus réveillait l’humanité du vieux psychiatre.
- Wann haben Sie angefangen zu stehlen ? demanda-t’il.
- Ich weiss nicht…Ich weiss nicht, ob man es stehlen nennen kann. Es ist mehr…Eine Art Sammeln.
- Können Sie stattdessen denn keine Briefmarken…()
Il avait espéré la faire sourire avec cette réflexion, peut-être même lui arracher un sourire. Mais visiblement la vie était si dure avec elle, qu’elle lui avait même enlevé son envie de rire.
-Briefmarken interessieren mich nicht…Jedenfalls nicht im Speziellen, dit Maus.
- Haben Sie denn das Gefühl, dass Ihnen etwas fehlt ?
- Nein, nicht wirklich.
Comment pouvait-elle répondre cela ? Même un aveugle verrait qu’il lui manque le sourire ! Aaron Schmitt aurait arraché le sien, dont il n’a guère besoin, et le lui aurait offert. Il ne voyait pas de meilleures façons d’aider la jeune fille.
- Wie fühlen Sie sich denn jetzt im Moment ?
La question de secours utilisée par tous les bons psychiatres en manque d’inspiration.
- Normal.
- Was meinen Sie damit, normal ? Normal ? Wollen Sie mich in den Fall bestehlen ?
- Nein, nicht nötig !
Ouf ! Aaron Schmitt avait déjà le doigt sur le petit bouton rouge sous son bureau qui servait à appeler d’urgence le poste de police. Il ne voulait pas prendre le risque qu’un embué du cerveau dépressif et suicidaire l’emmène avec lui dans l’au-delà, pour avoir de la compagnie lors du grand voyage.
Il ne savait que dire. Il ressentait l’envie d’aider cette jeune fille. Il aurait voulu la gratifier d’un long discours moralisateur qui l’aurait écartée de la voie du larcin. C’est alors que dans son esprit surgirent les Dix commandements que lui répétait sans cesse son père, et plus particulièrement le Huitième « Tu ne voleras point ». La Bible, rien de mieux pour aider une brebis à retrouver son troupeau. Mais Aaron Schmitt était lui-même persuadé que les Ecritures saintes ne seraient d’aucun secours.
- Gut. Also, commença le psychiatre, dann möchte ich jetzt dass Sie sich auf das nächstes Mal überlegen, weshalb Sie stehlen. Und ich möchte, dass Sie jedesmal bevor Sie etwas stehlen wollen, sich die Person vor Augen führen, die sie bestehlen und sich dann überlegen, ob es fast tatsächlich nötig ist. Abgemacht ?
- Wenn es sein muss.
- Dann lassen Sie sich von Fr. Hagebutten einen Termin geben draussen und dann sehen wir uns wieder.
Elle prit son sac vert qui était accoudé à sa chaise et partit. Aaron Schmitt ouvrit son tiroir, en sortit sa bouteille de bourbon et se servit un verre.