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Arthur Brügger: Unterschied zwischen den Versionen

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Version vom 8. Mai 2012, 21:04 Uhr

Arthur Brügger

Mon personnage est sorti du miroir et m’a fait face. A présent il me regarde, il est comme je l’ai décrit à la page trente-sept du premier livre : des yeux noirs, mal rasé, blouson en jeans, les mains usées.
- J’en ai marre de tuer des gens.
Il me dit ça, et puis il va s’asseoir à la cuisine.
- Tu me fais un café ?
Je lui sers un café noir, comme il aime. Il met deux sucres. D’habitude, il déteste le sucre dans le café. Il boit une gorgée.
- Ça fait cinq romans, il me dit. Je suis un serial killer qui se fait enfermer, relâcher, enfermer, interner, et puis je m’évade. Tu me mènes la vie dure. J’ai envie de me poser, de tout arrêter.
Voilà cinq jours que je suis enfermé chez moi pour terminer mon dernier livre, et alors que je vais me rafraîchir à la salle de bain, pris par le doute, mon personnage me regarde à travers le miroir, et sort pour me dire d’arrêter.
Arrêter ? On ne peut pas arrêter. Les gens attendent quelque chose de nous ! Ils veulent découvrir la suite de tes aventures. Ils veulent de l’action, du sang, du drame !
- Mais t’as pensé à moi ? C’est facile, pour toi, derrière ta machine à écrire. Moi, j’en ai assez !
On reste un moment sans rien dire. Je fixe ses yeux noirs, son visage d’homme ravagé.
- Et puis mon histoire sonne cliché. Echappé d’un asile psychiatrique. Diagnostic de schizophrénie. C’est toi, le schizophrène.
Je souris. Pourtant c’est crédible, c’est vendeur. Traumatisme de la petite enfance, il a vu son père tuer sa propre mère. Normal qu’il parte en délire.
- Qu’est-ce que t’en sais ? C’est pas à toi que c’est arrivé.
Je lui demande ce qu’il attend de moi.
- J’aimerais être le héros d’un roman d’amour. Un roman facile, un roman à l’eau de rose. J’aimerais que les gens m’aiment. Être interprété au cinéma par Hugh Grant. Être le gentil, le bien-aimé. Voilà ce que j’aimerais.
On va quand même pas s’abaisser à ça.
- Pourquoi pas ? Pourvu que je sois heureux. Je tomberais amoureux, une fille superbe, un peu brisée. Au début ça ne marcherait pas, je serais désespéré parce que je suis un grand romantique, et puis à la fin ce serait l’amour avec un grand A. Une fin facile, sans prise de tête, sans drame, sans embrouilles. Tout est bien qui finit bien.
Ça n’intéresse personne.
- Tu parles. C’est pas parce que t’es allergique au bonheur que le monde entier est comme toi.
Je refuse. Je ne peux pas m’abaisser à ça.
- Je pensais bien que t’allais dire ça. T’es mon auteur, quand même, je te connais.
Il sort son Glock 9 mm, celui que moi-même lui ai mis dans les mains, dans le manuscrit. Il le pointe lentement vers moi et il dit cette phrase que je lui fais toujours répéter dans de telles situations :
- Alors on va passer à la manière forte.
Je ne bouge pas, les mains sur la table.
- Tu vas te lever gentiment, et aller derrière ta machine à écrire. D’abord tu vas commencer par effacer ce que tu as écrit.
Comment ça ? Tout ?!
- Tout le dernier roman. Et tu vas écrire ce que je vais te dicter. Mot pour mot. Il est temps que je reprenne ma vie en main.
Il se prend pour un écrivain, le con ! C’est moi, l’écrivain, moi !
- C’est ce qu’on va voir. Allez, debout !
On se lève, on va dans la chambre, je m'asseye à mon bureau, il reste derrière moi, l’arme pointé contre l’arrière de mon crâne. Je tremble, je suis en sueur. Il jubile.
- Je porte un magnifique complet sur mesure. Je suis à un bal costumé. J’en ai marre de cet accoutrement ridicule, et puis de traîner dans des bars glauques. Le roman va commencer sur une phrase d’Eluard : « L’amour est plus léger que le désir d’aimer. »
Il ne lit pas de poésie.
- Si, j’adore la poésie.
Il n’y connait rien.
- Je peux faire comme si.
Il appuie l’arme contre ma tête.
- C’est celui qui tient le fusil qui décide. C’est toi-même qui a écrit cette phrase débile, tu ne te souviens pas, page 320, dans mon deuxième livre.
Comment ça, son deuxième livre ?
- C’est moi le héros.
Je ne vois aucune échappatoire. Je lui demande un verre d’eau. N’importe quoi pourvu d’échapper à ce qu’il me fait écrire. Il commence à dicter. Mes doigts lui obéissent. Il sourit, satisfait.
- Bon, tu as l’air de bien te débrouiller. Continue comme ça, je te fais confiance, je vais prendre une douche.
Il sort de la chambre. J’entends l’eau couler dans ma salle de bain. Pourquoi je continue ? C’est mon personnage, bon sang ! C’est à moi d’avoir le contrôle, pas l’inverse. Quand il sort de la douche, ma serviette autour de la taille, je lui dis que c’est impossible de le rendre gentil. Il croit ne plus m’appartenir, alors qu’il m’appartient encore tout entier. La preuve, c’est qu’il me tient en captivité, qu’il menace de me tuer. Il est toujours le dangereux psychopathe qu’il dit ne plus vouloir être. Il fronce les sourcils. Je n’ai qu’à arrêter d’écrire, et il ne pourra jamais me tuer.
- Ça, tu ne peux pas, et tu le sais très bien. L'écriture, c’est tout ce que tu as. Tu te détestes, tu détestes le fait que tu aies besoin d’écrire, mais tu ne peux pas faire autrement.
J’ai déjà entendu ça quelque part.
- Bien sûr, je l’ai déjà dit. Dans le monologue à la fin du troisième livre. « Tuer, c’est tout ce que j’ai. Je me déteste, je déteste le fait que j’aie besoin de tuer, mais je ne peux pas faire autrement. »
Il peut dire ce qu’il veut, je ne suis pas comme lui.
- Plus que tu crois. On est comme des frères jumeaux. C’est toi qui m’a inventé, après tout.
Il n’est que ma marionnette, mon pantin.
- On est tous le pantin de quelqu’un.
Cette phrase aussi, c’est moi qui la lui ai mise dans la bouche, au début du premier livre. Il me regarde droit dans les yeux, ils ont la même couleur.
- Toi, tu pourrais me tuer. Sans pitié. Un jour ou l’autre, je pourrais crever, ça te serait égal.
C’est faux. Je tiens à lui.
- Mais bien sûr ! Tu tiens à moi parce que je te fais vendre ! Tu tiens à ton pognon. Tu comptes sur moi pour tuer bien comme il faut, histoire que le nouveau best-seller sorte dans les temps ! Mais c’est fini de tuer, terminé.
Je le regarde avec malice. Je sais qu’il en est incapable.
- Comment ça ?
Si moi je ne peux pas arrêter d’écrire, lui non plus, il ne peut pas arrêter de tuer. Il me dit qu’il a faim, c’est vrai que moi aussi, j’ai faim. Quand j’écris, j’en oublie de vivre. Je commande une pizza. On la partage. On mange en silence. On est coincé, tous les deux. Il a besoin de moi, j’ai besoin de lui. Je lui propose un marché.
- Je t’écoute.
Il ne me tue pas, et je le laisse écrire la fin de mon histoire à ma place.
- Je peux décider de mon destin ? Décider de ce qui se passera à la fin du cinquième livre ? Je peux tout changer, tout modifier ?
J’acquiesce. Il ressort son Glock et le pose sur la table, s’essuie la bouche avec sa manche. Il va s’asseoir à mon bureau, et commence à écrire. Je reste là comme un idiot, je prends une bière dans le frigo. Et puis je vais regarder ce qu’il écrit, par-dessus son épaule. Je n’en reviens pas de tant de niaiserie. C’est nul à en mourir. Dire que le livre paraîtra sous mon nom ! Je constate que je tiens le 9mm dans ma main droite. Il lève les yeux vers moi. Sans plus réfléchir, je tire.
Il s’écroule sur mon bureau. L’encre rouge s’échappe de son front, coule sur les touches de la machine, et sur les pages éparpillées du manuscrit. Mon encre noire embourbée de son sang.