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Une tasse de thé sur la place fédérale / Eine Tasse Tee auf dem Bundesplatz: Unterschied zwischen den Versionen
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− | Place fédérale, Berne. Très tôt le matin. | + | Place fédérale, Berne. Très tôt le matin. |
− | De loin, je sais ceux qui viendront ou pas à notre stand. Certaines personnes, je ne tente même pas de les convaincre, c'est peine perdue. Ils savent déjà qui élire, ils ont bien raison de ne pas changer d'avis, la première intuition est toujours la bonne. | + | De loin, je sais ceux qui viendront ou pas à notre stand. Certaines personnes, je ne tente même pas de les convaincre, c'est peine perdue. Ils savent déjà qui élire, ils ont bien raison de ne pas changer d'avis, la première intuition est toujours la bonne. |
− | Cette petite dame, qui s'approche et à qui je propose un thé, est décidée à voter pour moi. "Je voterai pour vous Monsieur Winkler. | + | Cette petite dame, qui s'approche et à qui je propose un thé, est décidée à voter pour moi. "Je voterai pour vous Monsieur Winkler. Je voterai pour vous, ça je vous le dit. Parce qu'avec vous la Suisse etc." Et elle me sort les compliments habituels, les craintes habituelles, qui sont toutes les même chez les gens de cette âge et de cette classe sociale: "J'en vois des fois à la gare, je peux vous dire Monsieur Winkler que c'est pas triste. Ils boivent, ils hurlent, ils nous font peur, on n'est plus en sécurité. Alors on doit parfois changer nos habitudes. Avant, j'allais tous les jeudis chez mon amie Lisbeth à Lyss. Mais maintenant, j'ose plus tant prendre le train, tellement y a de délinquance dans ces gares. Alors je vais voter pour vous parce que je sais que ça va changer. J'espère bien que vous serez élu au Conseil des Etats. On pensera bien à vous avec mon mari dimanche. Et puis, surtout en décembre. Vous vous présentez aussi au Conseil fédéral, c'est ça?" |
− | Je lui réponds aimablement que oui, je me présente pour le Conseil des Etats et pour le Conseil fédéral et je la remercie de sa gentillesse. J'espère que bientôt elle se sentira à nouveau en sécurité, qu'elle pourra retourner à Lyss comme elle l'avait toujours fait. | + | Je lui réponds aimablement que oui, je me présente pour le Conseil des Etats et pour le Conseil fédéral et je la remercie de sa gentillesse. J'espère que bientôt elle se sentira à nouveau en sécurité, qu'elle pourra retourner à Lyss comme elle l'avait toujours fait. |
− | Mais cette brave petite dame, sait-elle que je suis corrompu jusqu'à l'os? Sait-elle qu'en ce moment même, une bande de petits malfrats de l'Est est en train d'organiser un immense trafic de cigarettes dans lequel je suis impliqué? Sait-elle que ces mêmes cigarettes arriveront en Suisse à cause de moi? Elle n'a pas besoin de le savoir. Je crois de plus en plus que la fin justifie les moyens. | + | Mais cette brave petite dame, sait-elle que je suis corrompu jusqu'à l'os? Sait-elle qu'en ce moment même, une bande de petits malfrats de l'Est est en train d'organiser un immense trafic de cigarettes dans lequel je suis impliqué? Sait-elle que ces mêmes cigarettes arriveront en Suisse à cause de moi? Elle n'a pas besoin de le savoir. Je crois de plus en plus que la fin justifie les moyens. |
− | Mais j'ai honte de ne pas servir la Suisse honnêtement. De toute façon, j'ai toujours été comme ça, incapable d'être complètement honnête. Dans ma famille, j'étais le petit protégé. Mes frères se faisaient gronder à ma place. Quand une fois j'avais volé à l'épicerie du village, ma mère cria sur mon frère :"C'est de ta faute s'il commence à faire des conneries. Il est tellement sage et toi, tu ne cherches qu'à le pervertir." J'aurais pu dire à ma mère que j'avais pris la décision de voler, mais tout seul. Je n'ai pas osé et c'est mon frère qui a dû encaisser. La honte que j'éprouve aujourd'hui, en trahissant mon pays, est la même que celle que j'ai ressenti il y a environ quarante ans vis-à-vis de mon frère. | + | Mais j'ai honte de ne pas servir la Suisse honnêtement. De toute façon, j'ai toujours été comme ça, incapable d'être complètement honnête. Dans ma famille, j'étais le petit protégé. Mes frères se faisaient gronder à ma place. Quand une fois j'avais volé à l'épicerie du village, ma mère cria sur mon frère :"C'est de ta faute s'il commence à faire des conneries. Il est tellement sage et toi, tu ne cherches qu'à le pervertir." J'aurais pu dire à ma mère que j'avais pris la décision de voler, mais tout seul. Je n'ai pas osé et c'est mon frère qui a dû encaisser. La honte que j'éprouve aujourd'hui, en trahissant mon pays, est la même que celle que j'ai ressenti il y a environ quarante ans vis-à-vis de mon frère. |
− | Je crois que si on vient à découvrir ma démarche, je serais obligé de m'exiler ou de me suicider. J'aime tellement ce pays qu'il me serait impossible de supporter les titres dans les journaux: "Le favori pour le Conseil fédéral impliqué dans un vaste trafic de cigarettes. Un boulevard pour la gauche" ou "La Suisse trahie par une des plus grandes personnalités du pays"... Je ne le supporterai pas. Je ne me supporte déjà plus en me regardant dans la glace. | + | Je crois que si on vient à découvrir ma démarche, je serais obligé de m'exiler ou de me suicider. J'aime tellement ce pays qu'il me serait impossible de supporter les titres dans les journaux: "Le favori pour le Conseil fédéral impliqué dans un vaste trafic de cigarettes. Un boulevard pour la gauche" ou "La Suisse trahie par une des plus grandes personnalités du pays"... Je ne le supporterai pas. Je ne me supporte déjà plus en me regardant dans la glace. |
− | Beaucoup de monde sur cette place. On rigole avec les gens. Ils ne me connaissent que par les médias. Ils sont très heureux qu'on leur offre du thé, de la soupe et des biscuits. Ils sont en admiration quand je leur parle. J'aurais envie de leur dire que je suis comme eux, comme tout le monde... qu'en réalité je suis pire. Je me sens coupable, c'est terrible. Plus les élections approchent, plus je m'enfonce dans une impasse, dans un point de non-retour. Je cours droit à ma perte. | + | Beaucoup de monde sur cette place. On rigole avec les gens. Ils ne me connaissent que par les médias. Ils sont très heureux qu'on leur offre du thé, de la soupe et des biscuits. Ils sont en admiration quand je leur parle. J'aurais envie de leur dire que je suis comme eux, comme tout le monde... qu'en réalité je suis pire. Je me sens coupable, c'est terrible. Plus les élections approchent, plus je m'enfonce dans une impasse, dans un point de non-retour. Je cours droit à ma perte. |
− | Certains me regardent avec mépris parce qu'ils détestent mes idées. Je me demande ce que cela sera quand on aura découvert que je suis impliqué dans un trafic de cigarettes. Ils me mépriseront pour mes idées, pour ma lâcheté. | + | Certains me regardent avec mépris parce qu'ils détestent mes idées. Je me demande ce que cela sera quand on aura découvert que je suis impliqué dans un trafic de cigarettes. Ils me mépriseront pour mes idées, pour ma lâcheté. |
− | Le pire sera d'affronter le regard de ma femme, [[Luisa]]. | + | Le pire sera d'affronter le regard de ma femme, [[Luisa]]. |
− | Quand j'irai me coucher ce soir, le trafic aura eu lieu. | + | Quand j'irai me coucher ce soir, le trafic aura eu lieu. |
Si seulement cette journée sur cette place magnifique pouvait être sans fin. Si seulement je pouvais continuer, une éternité durant, de servir du thé, de parler avec des gens dans la plus grande sincérité. Si seulement ces gens pouvaient comprendre que j'étais obligé de faire tout cela, pour leur bien, pour le bien de la Suisse. | Si seulement cette journée sur cette place magnifique pouvait être sans fin. Si seulement je pouvais continuer, une éternité durant, de servir du thé, de parler avec des gens dans la plus grande sincérité. Si seulement ces gens pouvaient comprendre que j'étais obligé de faire tout cela, pour leur bien, pour le bien de la Suisse. |
Version vom 21. Oktober 2011, 10:06 Uhr
Place fédérale, Berne. Très tôt le matin.
De loin, je sais ceux qui viendront ou pas à notre stand. Certaines personnes, je ne tente même pas de les convaincre, c'est peine perdue. Ils savent déjà qui élire, ils ont bien raison de ne pas changer d'avis, la première intuition est toujours la bonne.
Cette petite dame, qui s'approche et à qui je propose un thé, est décidée à voter pour moi. "Je voterai pour vous Monsieur Winkler. Je voterai pour vous, ça je vous le dit. Parce qu'avec vous la Suisse etc." Et elle me sort les compliments habituels, les craintes habituelles, qui sont toutes les même chez les gens de cette âge et de cette classe sociale: "J'en vois des fois à la gare, je peux vous dire Monsieur Winkler que c'est pas triste. Ils boivent, ils hurlent, ils nous font peur, on n'est plus en sécurité. Alors on doit parfois changer nos habitudes. Avant, j'allais tous les jeudis chez mon amie Lisbeth à Lyss. Mais maintenant, j'ose plus tant prendre le train, tellement y a de délinquance dans ces gares. Alors je vais voter pour vous parce que je sais que ça va changer. J'espère bien que vous serez élu au Conseil des Etats. On pensera bien à vous avec mon mari dimanche. Et puis, surtout en décembre. Vous vous présentez aussi au Conseil fédéral, c'est ça?"
Je lui réponds aimablement que oui, je me présente pour le Conseil des Etats et pour le Conseil fédéral et je la remercie de sa gentillesse. J'espère que bientôt elle se sentira à nouveau en sécurité, qu'elle pourra retourner à Lyss comme elle l'avait toujours fait.
Mais cette brave petite dame, sait-elle que je suis corrompu jusqu'à l'os? Sait-elle qu'en ce moment même, une bande de petits malfrats de l'Est est en train d'organiser un immense trafic de cigarettes dans lequel je suis impliqué? Sait-elle que ces mêmes cigarettes arriveront en Suisse à cause de moi? Elle n'a pas besoin de le savoir. Je crois de plus en plus que la fin justifie les moyens.
Mais j'ai honte de ne pas servir la Suisse honnêtement. De toute façon, j'ai toujours été comme ça, incapable d'être complètement honnête. Dans ma famille, j'étais le petit protégé. Mes frères se faisaient gronder à ma place. Quand une fois j'avais volé à l'épicerie du village, ma mère cria sur mon frère :"C'est de ta faute s'il commence à faire des conneries. Il est tellement sage et toi, tu ne cherches qu'à le pervertir." J'aurais pu dire à ma mère que j'avais pris la décision de voler, mais tout seul. Je n'ai pas osé et c'est mon frère qui a dû encaisser. La honte que j'éprouve aujourd'hui, en trahissant mon pays, est la même que celle que j'ai ressenti il y a environ quarante ans vis-à-vis de mon frère.
Je crois que si on vient à découvrir ma démarche, je serais obligé de m'exiler ou de me suicider. J'aime tellement ce pays qu'il me serait impossible de supporter les titres dans les journaux: "Le favori pour le Conseil fédéral impliqué dans un vaste trafic de cigarettes. Un boulevard pour la gauche" ou "La Suisse trahie par une des plus grandes personnalités du pays"... Je ne le supporterai pas. Je ne me supporte déjà plus en me regardant dans la glace.
Beaucoup de monde sur cette place. On rigole avec les gens. Ils ne me connaissent que par les médias. Ils sont très heureux qu'on leur offre du thé, de la soupe et des biscuits. Ils sont en admiration quand je leur parle. J'aurais envie de leur dire que je suis comme eux, comme tout le monde... qu'en réalité je suis pire. Je me sens coupable, c'est terrible. Plus les élections approchent, plus je m'enfonce dans une impasse, dans un point de non-retour. Je cours droit à ma perte.
Certains me regardent avec mépris parce qu'ils détestent mes idées. Je me demande ce que cela sera quand on aura découvert que je suis impliqué dans un trafic de cigarettes. Ils me mépriseront pour mes idées, pour ma lâcheté.
Le pire sera d'affronter le regard de ma femme, Luisa.
Quand j'irai me coucher ce soir, le trafic aura eu lieu.
Si seulement cette journée sur cette place magnifique pouvait être sans fin. Si seulement je pouvais continuer, une éternité durant, de servir du thé, de parler avec des gens dans la plus grande sincérité. Si seulement ces gens pouvaient comprendre que j'étais obligé de faire tout cela, pour leur bien, pour le bien de la Suisse.