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Laurence Lanier: Unterschied zwischen den Versionen

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'''Laurence Lanier'''<br>
 
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Ils ont disparu. <br>Le lendemain, lorsque le voisinage se réveille, il n’y a plus trace de leur passage. Seulement un paquet de chips qui vole, chassé par la bise glaciale de novembre. La poubelle est vide. Les balançoires sont débarrassées des bouteilles et des cannettes de bières. Le château de bois est délivré des sacs plastiques et des détritus.<br>C’est monsieur Perez qui a donné l’alerte. Vêtu de son bleu de travail surmonté d’un gilet orange fluorescent, il a embrassé sa femme et quitté l’appartement sur les coups de cinq heures trente du matin. S’est enfoncé un bonnet sur la tête avant de s’engager dans le froid piquant sa peau dure. Il grimpe les quelques marches qui le séparent de la place de jeu et de la route, et s’immobilise. Ses yeux bridés s’arrondissent pour lui éviter de rouler sur un cadavre de bouteille, comme il l’a fait quelques années plus tôt – fracture du coccyx, six mois d’arrêt, une bouée en forme de canard pour assoir son postérieur, même en public – mais il n’y a rien à éviter. Il fait le tour de la place, inspecte chaque recoin, le front en sueur, les yeux exorbités. Rien n’indique leur présence. Monsieur Perez enlève son bonnet et s’essuie le front. Ils reviendront sûrement ce soir, il n’y a pas à s’inquiéter, tout redeviendra comme avant. Et pourtant. Il ne parvient pas à se rassurer. Ce pressentiment. Il quitte la place de jeux et réveille sa femme. Ils sont partis. Elle reste interloquée, puis sort du lit. Elle grimpe à l’étage supérieur en chemise de nuit, sonne chez les Alvares, qui répandent à leur tour la rumeur dans l’immeuble.<br>Les villas ne sont informées que vers sept heures lorsque monsieur Morand quitte son domicile pour se rendre au Cycle d’Orientation. À quelques mètres de là, Lucille dort encore. La réunion de la veille l’a obsédée, elle s’est endormie avec peine. Elle a pensé à Tarkan et s’est promis, comme souvent, que ce serait la dernière fois. À l’autre bout de la rue, monsieur Vannier dort lui aussi à poings fermés. Pour la première fois depuis des années, aucun bruit, aucun rire n’est venu le perturber. La réunion lui a été interdite et il ignore tout ce qui a pu s’y passer. Ce que monsieur Vannier retient au lendemain du 3 novembre, c’est qu’il a extrêmement bien dormi.<br>Monsieur Morand, lui, part plus tôt ce matin car il doit s’expliquer avec une collègue au sujet d’un baiser volé lors d’une réunion de professeur. Il grimpe dans sa Mini, soucieux, sans rien remarquer. Avant qu’il ne démarre, le père d’un de ses élèves vient frapper à la vitre. «&nbsp;Regardez la place, il n’y a plus rien. Ils sont partis. – Qui ils&nbsp;? – Enfin monsieur Morand, vous savez bien. Ça va être terrible. – On le leur a demandé, ils ont abdiqué, monsieur Perreira, ne vous inquiétez pas. Bonne journée à vous&nbsp;».<br> Morand appuie sur la commande à distance et verrouille sa voiture, sa mallette en cuir sous le bras, un dossier coincé sous le menton. Il grimpe les dix-huit marches – il a compté – qui le séparent du premier étage du Cycle d’orientation, glisse son dossier sous le coude et ouvre la porte de sa classe. À l’autre bout du couloir, il croise le regard de sa collègue. Un regard froid, haineux. Il lui sourit et ferme la porte. Repense à l’attitude affolée de monsieur Perreira. Un frisson parcourt son échine&nbsp;: Une rébellion immédiate aurait été logique, ils s’y attendent tous. Mais le silence est troublant. Désormais, le quartier a une bonne raison de s’inquiéter. <br>
 
Ils ont disparu. <br>Le lendemain, lorsque le voisinage se réveille, il n’y a plus trace de leur passage. Seulement un paquet de chips qui vole, chassé par la bise glaciale de novembre. La poubelle est vide. Les balançoires sont débarrassées des bouteilles et des cannettes de bières. Le château de bois est délivré des sacs plastiques et des détritus.<br>C’est monsieur Perez qui a donné l’alerte. Vêtu de son bleu de travail surmonté d’un gilet orange fluorescent, il a embrassé sa femme et quitté l’appartement sur les coups de cinq heures trente du matin. S’est enfoncé un bonnet sur la tête avant de s’engager dans le froid piquant sa peau dure. Il grimpe les quelques marches qui le séparent de la place de jeu et de la route, et s’immobilise. Ses yeux bridés s’arrondissent pour lui éviter de rouler sur un cadavre de bouteille, comme il l’a fait quelques années plus tôt – fracture du coccyx, six mois d’arrêt, une bouée en forme de canard pour assoir son postérieur, même en public – mais il n’y a rien à éviter. Il fait le tour de la place, inspecte chaque recoin, le front en sueur, les yeux exorbités. Rien n’indique leur présence. Monsieur Perez enlève son bonnet et s’essuie le front. Ils reviendront sûrement ce soir, il n’y a pas à s’inquiéter, tout redeviendra comme avant. Et pourtant. Il ne parvient pas à se rassurer. Ce pressentiment. Il quitte la place de jeux et réveille sa femme. Ils sont partis. Elle reste interloquée, puis sort du lit. Elle grimpe à l’étage supérieur en chemise de nuit, sonne chez les Alvares, qui répandent à leur tour la rumeur dans l’immeuble.<br>Les villas ne sont informées que vers sept heures lorsque monsieur Morand quitte son domicile pour se rendre au Cycle d’Orientation. À quelques mètres de là, Lucille dort encore. La réunion de la veille l’a obsédée, elle s’est endormie avec peine. Elle a pensé à Tarkan et s’est promis, comme souvent, que ce serait la dernière fois. À l’autre bout de la rue, monsieur Vannier dort lui aussi à poings fermés. Pour la première fois depuis des années, aucun bruit, aucun rire n’est venu le perturber. La réunion lui a été interdite et il ignore tout ce qui a pu s’y passer. Ce que monsieur Vannier retient au lendemain du 3 novembre, c’est qu’il a extrêmement bien dormi.<br>Monsieur Morand, lui, part plus tôt ce matin car il doit s’expliquer avec une collègue au sujet d’un baiser volé lors d’une réunion de professeur. Il grimpe dans sa Mini, soucieux, sans rien remarquer. Avant qu’il ne démarre, le père d’un de ses élèves vient frapper à la vitre. «&nbsp;Regardez la place, il n’y a plus rien. Ils sont partis. – Qui ils&nbsp;? – Enfin monsieur Morand, vous savez bien. Ça va être terrible. – On le leur a demandé, ils ont abdiqué, monsieur Perreira, ne vous inquiétez pas. Bonne journée à vous&nbsp;».<br> Morand appuie sur la commande à distance et verrouille sa voiture, sa mallette en cuir sous le bras, un dossier coincé sous le menton. Il grimpe les dix-huit marches – il a compté – qui le séparent du premier étage du Cycle d’orientation, glisse son dossier sous le coude et ouvre la porte de sa classe. À l’autre bout du couloir, il croise le regard de sa collègue. Un regard froid, haineux. Il lui sourit et ferme la porte. Repense à l’attitude affolée de monsieur Perreira. Un frisson parcourt son échine&nbsp;: Une rébellion immédiate aurait été logique, ils s’y attendent tous. Mais le silence est troublant. Désormais, le quartier a une bonne raison de s’inquiéter. <br>
 
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Aktuelle Version vom 8. Mai 2012, 21:06 Uhr

Ils ont disparu.
Le lendemain, lorsque le voisinage se réveille, il n’y a plus trace de leur passage. Seulement un paquet de chips qui vole, chassé par la bise glaciale de novembre. La poubelle est vide. Les balançoires sont débarrassées des bouteilles et des cannettes de bières. Le château de bois est délivré des sacs plastiques et des détritus.
C’est monsieur Perez qui a donné l’alerte. Vêtu de son bleu de travail surmonté d’un gilet orange fluorescent, il a embrassé sa femme et quitté l’appartement sur les coups de cinq heures trente du matin. S’est enfoncé un bonnet sur la tête avant de s’engager dans le froid piquant sa peau dure. Il grimpe les quelques marches qui le séparent de la place de jeu et de la route, et s’immobilise. Ses yeux bridés s’arrondissent pour lui éviter de rouler sur un cadavre de bouteille, comme il l’a fait quelques années plus tôt – fracture du coccyx, six mois d’arrêt, une bouée en forme de canard pour assoir son postérieur, même en public – mais il n’y a rien à éviter. Il fait le tour de la place, inspecte chaque recoin, le front en sueur, les yeux exorbités. Rien n’indique leur présence. Monsieur Perez enlève son bonnet et s’essuie le front. Ils reviendront sûrement ce soir, il n’y a pas à s’inquiéter, tout redeviendra comme avant. Et pourtant. Il ne parvient pas à se rassurer. Ce pressentiment. Il quitte la place de jeux et réveille sa femme. Ils sont partis. Elle reste interloquée, puis sort du lit. Elle grimpe à l’étage supérieur en chemise de nuit, sonne chez les Alvares, qui répandent à leur tour la rumeur dans l’immeuble.
Les villas ne sont informées que vers sept heures lorsque monsieur Morand quitte son domicile pour se rendre au Cycle d’Orientation. À quelques mètres de là, Lucille dort encore. La réunion de la veille l’a obsédée, elle s’est endormie avec peine. Elle a pensé à Tarkan et s’est promis, comme souvent, que ce serait la dernière fois. À l’autre bout de la rue, monsieur Vannier dort lui aussi à poings fermés. Pour la première fois depuis des années, aucun bruit, aucun rire n’est venu le perturber. La réunion lui a été interdite et il ignore tout ce qui a pu s’y passer. Ce que monsieur Vannier retient au lendemain du 3 novembre, c’est qu’il a extrêmement bien dormi.
Monsieur Morand, lui, part plus tôt ce matin car il doit s’expliquer avec une collègue au sujet d’un baiser volé lors d’une réunion de professeur. Il grimpe dans sa Mini, soucieux, sans rien remarquer. Avant qu’il ne démarre, le père d’un de ses élèves vient frapper à la vitre. « Regardez la place, il n’y a plus rien. Ils sont partis. – Qui ils ? – Enfin monsieur Morand, vous savez bien. Ça va être terrible. – On le leur a demandé, ils ont abdiqué, monsieur Perreira, ne vous inquiétez pas. Bonne journée à vous ».
Morand appuie sur la commande à distance et verrouille sa voiture, sa mallette en cuir sous le bras, un dossier coincé sous le menton. Il grimpe les dix-huit marches – il a compté – qui le séparent du premier étage du Cycle d’orientation, glisse son dossier sous le coude et ouvre la porte de sa classe. À l’autre bout du couloir, il croise le regard de sa collègue. Un regard froid, haineux. Il lui sourit et ferme la porte. Repense à l’attitude affolée de monsieur Perreira. Un frisson parcourt son échine : Une rébellion immédiate aurait été logique, ils s’y attendent tous. Mais le silence est troublant. Désormais, le quartier a une bonne raison de s’inquiéter.



I
6 septembre 2004

Tarkan
« Ouech mec, paraît qu’la maison d’là-bas a été vendue ».
Farid, quinze ans, un training Nike blanc pend entre les jambes écartées, il avance comme si on lui avait enfoncé un balai dans le cul. Il tape dans les mains de ses copains qui l’attendent déjà depuis un moment. « M’prends pas la tête, c’est ma mère qu’m’fait chier ». Comme d’habitude, ils se retrouvent dans la cour de l’école enfantine, rue Aliénor. Il y a chez eux comme un gène de l’école enfantine, qu’ils se transmettent de frères à frères, de potes à potes.
– Tu parles de quelle maison ? demande Tarkan, un turc au visage pâle et mal rasé, assis sur le rebord de la fenêtre.
– Ben celle-là mec. Paraît qu’y’a un méd’cin qui va v’nir s’y planter avec toute sa p’tite famille.
– Ah ouais ?
– Ouais.
Farid est fier de sa nouvelle. Les autres s’en foutent.
– Les mecs, j’crois pas qu’vous captez, on pourra plus y passer. C’est fini d’se rouler des joints sur la terrasse ou de couper pour l’CO. Y vont nous faire chier.
– Elle était déjà habitée je crois cette baraque avant, non ? Demande Toni, un Capverdien avec un visage qui sourit.
– Par deux vieilles, reprend Fidan, et ça nous a pas empêché de nous défoncer au premier étage.
Ils rigolent, Farid insiste.
– Ben c’est fini ça, y vont faire chier. Vous verrez.
– Toi fais pas chier Man, si ça s’trouve la fille s’ra bonne. Ajouta Tarkan.
– Et quoi ? C’est une bourge, j’vois pas c’que ça m’change.
– J’disais ça comme ça. Relax.

Lucille
Ils sont encore là. Elle ne voit qu’eux. Eux, les rares fois où elle ose sortir, quand elle doit rentrer. Elle les aperçoit depuis la fenêtre et dans le jardin, parfois. Eux partout.
Elle a peur, elle déteste cette ville. Une semaine qu’ils ont emménagé, que ses parents l’ont traînée de force dans cet endroit de merde. Romont. C’est vraiment n’importe quoi. Son frère et elle les ont prévenu : il n’y a que des étrangers qui foutent le bordel. À Romont y’a toujours des bastons, et des trucs graves, parfois. Et que surtout, surtout, la rue où ils prévoient d’habiter, c’était leur QG. Qu’ils s’appellent La Famille et que c’est vraiment une famille qui craint, avec que des couillons, et que tous ceux qui ne font pas partie de La famille se font taper dessus.
« Votre père sera à deux pas du cabinet, et on est tombés amoureux de cette maison ».
C’était tout. Six mois plus tard, ils emménageaient.
« Bon, si jamais vous en voyez un passer, vous m’appelez, ou si je ne suis pas là, vous lui dites quelque chose. C’est compris ? »
La chasse est ouverte. Son père désespère de voir cavaler et parfois trottiner – comme s’ils faisaient le tour du propriétaire – de petits groupes de jeunes dans son jardin. Contourner comme si de rien n’était la maison, et descendre jusqu’à la barrière qu’ils enjambent un à un pour se rendre au CO. « C’est plus court par-là M’sieur, et les vieilles elles nous laissaient passer, elles s’en fichaient ». Peut-être, mais lui n’a rien à voir avec les vieilles et il veut avoir la paix dans son jardin. Il leur court donc après.
Elle hoche la tête et pense qu’il peut toujours rêver. Si ça lui plait de traquer les groupes de jeunes, libre à lui de le faire. Elle craint les représailles et préfère ne pas sortir de la maison, attendre que le cauchemar finisse. Elle s’enferme dans sa chambre. À quand l’installation de volets renforcés aux fenêtres ?

Édouard Morand
Il l’attend encore. Édouard Morand jette un œil par-dessus son épaule. L’anorak noir de Kevin flotte près de la Mini. Il frissonne. Ce gosse ne le lâchera jamais. Il referme sa mallette, verrouille la classe et descend les escaliers lentement. Il doit trouver une solution intelligente, autrement cette histoire risque de mal se terminer. Il ferme la porte de sa classe quand Marcel Grandjean l’appelle. Morand déteste Grandjean, il le trouve inintéressant et collant, il a toujours une blague nulle ou des histoires chloroformiques à raconter. Pourtant aujourd’hui Morand le salue avec entrain.
– Tu te sens bien ?
Grandjean est pris au dépourvu.
– Mais oui, très bien.
– Tu sembles stressé, t’es sûr que ça va ?
– Mais oui. Comment s’est passé ton week-end ?
Morand entraîne doucement Grandjean vers la sortie.
– Bien, je suis parti à la pêche. Si tu voyais ce que les gens jettent dans les rivières, c’est…
– Je n’en doute pas, mon vieux. Tu veux pas avancer un peu plus vite ? Ma mallette ne supporte pas la pluie.
Morand guide Grandjean du côté du parking. Heureux d’avoir quelqu’un à qui raconter sa vie, il ne remarque pas que sa voiture est garée de l’autre côté. Soudain, il s’arrête.
– C’est pas Kevin là-bas ?
– Où ?
– Là, devant ta voiture ?
– Ah oui, possible.
Morand hausse les épaules.
– Il me fout la pétoche ce gosse.
Grandjean ralentit.
– Il a quatorze ans Marcel, faut pas exagérer.
– Tu sais que son père le battait ? C’est horrible ce qu’on raconte. Paraît que son grand-frère l’a assassiné. Dans son garage, t’imagines, avec Kevin à côté. Tout un chargeur dans le corps.
– Je sais tout ça, Marcel. Il était dans ma classe.
– Paraît qu’il t’en veut aussi. Merde t’as choisi le bon élève à renvoyer.
– Il s’est renvoyé tout seul Marcel. Revenir à l’école avec un pitbull ce n’était pas sa meilleure idée.
– Oui, n’empêche… Ah mais mince, où je vais moi ? Ma voiture est là-bas au fond. Désolé mon vieux, faut que j’y aille.
Marcel Grandjean part à grandes enjambées dans la direction opposée à celle de Kevin. Morand pressent qu’il ne sait même pas où se trouve sa voiture. Kevin n’est qu’à quelques pas, il se résigne à l’affronter. Après tout, ce n’est qu’un gosse.
– Salut Kevin. Qu’est-ce que tu fais là ?
Silence. Morand déverrouille ses portières. Kevin ne bouge pas. Il le fixe avec un étrange sourire.
– Tu voulais me dire quelque chose ? Morand hésite à entrer dans la voiture. Assis, il est vulnérable.
Silence.
– Tu n’as rien à faire ici Kevin, rentre chez toi. Le directeur t’a prévenu, la prochaine fois qu’il te croise, il appelle la police.
Silence.
– Mais qu’est-ce que tu veux à la fin ? Tu vas me suivre longtemps ? Tu ne ferais pas mieux de te chercher une nouvelle école ? Tu perds ton temps, Kevin. Je ne sais pas ce que tu me veux, mais tu perds ton temps.
Édouard Morand s’assied au volant. Le mètre quatre-vingts de Kevin surplombe son capot. Il met le contact sans le lâcher des yeux et la voiture recule doucement. Kevin ne bouge pas. Il sourit toujours. Morand passe la seconde. Dans le rétroviseur, il voit Kevin lever la main et faire sembler de le flinguer.
Morand jette sa mallette sur le canapé, enlève sa veste et renifle son aisselle. Il pue la transpiration. Il pue la peur. Il jure et monte prendre une douche. L’eau chaude le calme, le lave de tout. Il remplit sa bouche du liquide chaud et crache sur la vitre. Un gosse de quatorze ans le terrorise, lamentable. Il enfile un peignoir et se poste devant sa fenêtre. Le terrain de jeu résonne de rires et de musique. Il regarde l’école enfantine, les immeubles qui l’entourent. S’attarde sur les deux mémés qui bravent le froid, appuyées sur leur tintébin. Ici, il est en sécurité. Le bruit ne le dérange pas, tant qu’il y en a, il ne risque rien. Kevin et ses provocations racistes ne pourront jamais s’introduire dans le quartier, les jeunes veillent au grain. Ils sont sa protection.

Monsieur Vannier
PD. Les deux lettres s’étalent en grand sur le portail. Monsieur Vannier soupire. Ces petits cons ne peuvent pas savoir. Ne peuvent pas ressentir. Et d’ailleurs est-ce que ça ressent des choses, des animaux pareils ! Il s’agenouille. Un seau d’eau posé près de lui, il entreprend de frotter les lettres tracées au marqueur rouge. Ces animaux. Jamais ils ne le laisseront en paix. Ils les détestent. Oui, ils les détestent. Ces Noirs, ces Arabes, ces Albanais. Qu’ils restent chez eux au lieu d’emmerder les honnêtes gens. Ils viennent en Suisse pour nous emmerder. Nous emmerder. On leur donne un foyer, on leur donne un travail et ils nous empêchent de dormir ! Ils ne foutent rien de la journée. Ils sont là, ils discutent, ils écoutent de la musique, ils insultent les vieux. Comme lui. Ils en ont fait leur tête de turc. Non pas de turc, Dieu non ! Leur bouc-émissaire.
Monsieur Vannier frotte rageusement et les larmes lui montent aux yeux. Chaque jour, il les entend rôder. Ils viennent sous ses fenêtres et hurlent : « pédé ! » Et ils éclatent de rire. Ils ne peuvent pas comprendre, ces crétins. Une fille passe, ils lui sautent dessus et le lendemain une autre. Et elles se laissent faire ces graines de prostituées. Alors que lui. Il essuie une larme. Ils ne peuvent pas comprendre, une seule femme dans toute une vie. Il est seul oui, sa vie s’est arrêtée avec la mort de Mathilde. Vingt ans déjà qu’elle est partie. Ils ne peuvent pas comprendre. L’insulte ne part pas, il faut repeindre. Il donne un coup de pied dans le seau et regagne sa maison où les dix-neuf photos de sa femme l’attendent. Il prend le marteau et accroche la vingtième dans l’entrée. Le six septembre, vingt ans aujourd’hui.
Dans la rue, il entend des cris. Un jour, ils payeraient.


II
5 février 2008


Lucille
– Dites mademoiselle, vous êtes trop bien pour m’adresser la parole ?
Lucille se retourne, elle distingue vaguement une haute silhouette noire dans le rideau de neige. De gros flocons se déposent dans ses cheveux, sur le bout de son nez, lui brouillent la vue. Mais elle a reconnu la voix de Tarkan.
– En réalité, je pensais que c’était vous qui me snobiez. Vous savez, ne pas vous faire voir en ma compagnie.
Tarkan arrive rapidement à sa hauteur.
– Si tu veux qu’à chaque fois que tu sors de chez toi ils t’appellent la pute à Tarkan, je peux très bien me montrer avec toi.
– Non merci, j’n’y tiens pas, sourit Lucille. Mais je me demande si ce n’est pas plutôt parce que tu as honte de moi.
– C’est ça. Tu as tout compris, répond-il en se baissant.
Elle lui tâte la joue d’un air réprobateur :
– Tu aurais pu te raser !
– Y’a du relâchement depuis que tu n’es plus là pour me ramener à l’ordre. J’ai quand même droit à la bise ?
– Parce que ça fait longtemps…
Elle se hisse sur la pointe des pieds, ils se font la bise. Il pique. Elle grimace.
– Sincèrement, rase-toi.
– Moi aussi, ça me fait plaisir de te revoir. Je te raccompagne ?
– T’as pas peur qu’ils te voient ?
– Pas avec ce temps, fait trop froid.
Ils quittent la gare et grimpent la pente qui les ramène à la rue Aliénor. Leurs pieds s’enfoncent dans la neige, ne font aucun bruit. Il fait si froid qu’ils ont l’impression que le son aussi a gelé. Ils ne se sont plus vus depuis des mois et pourtant, Tarkan habite de l’autre côté de la rue, dans les immeubles, et traîne tous les jours avec sa bande devant l’école enfantine. Devant chez elle. Lucille l’aperçoit, ne le salue jamais, il ne la regarde pas. C’est comme ça. Ils sont dans deux collèges différents, n’ont plus de raison de se côtoyer. Il lui a écrit un sms une ou deux fois. Elle n’a jamais pris l’initiative. Il a oublié.
– J’adore la neige, il dit.
– Quel est le rapport ?
– Aucun, ça me rappelle juste des souvenirs.
Elle s’arrête. Le regarde, hésite entre la contrariété et la gêne.
– Ne recommence pas, Tarkan.
– J’ai juste dit que j’aimais la neige, c’est quoi l’problème ?
Lucille remonte le col de sa veste, ils sont arrivés devant chez elle. Tarkan se met à rire
– Mais ouais, tu pensais à quelque chose de spécial ?
– Arrête avec ça, elle rougit, tu t’es fait des films.
– Sûrement…
– Tarkan, arrête !
Deux ans plus tôt. Sortie d’hiver avec le CO, une bataille de boules de neige, séparés du groupe. Ils s’étaient retrouvés seuls. Il l’avait savonnée, elle avait riposté et puis il l’avait immobilisée au sol. S’était couché sur elle. Elle avait crié, l’avait frappé puis avait abandonné. Il la maintenait trop fort, et plus elle luttait plus il se collait contre elle. Elle n’avait plus rien dit. Elle avait eu chaud, senti ses joues brûler et il avait souri, sa jambe coincée entre les siennes et elle n’osait pas penser où était posé son entrejambe. Rien que d’y repenser, elle se sentait transpirer. Ils étaient restés plusieurs secondes dans cette position, et Tarkan l’avait embrassée. Il avait introduit sa langue dans sa bouche, elle en était restée tétanisée. Chaque fois qu’elle y repensait elle avait honte. Il avait dû penser qu’elle ne savait pas embrasser, que c’était son premier baiser. C’était le cas. Quand leurs bouches s’étaient décollées, ni l’un ni l’autre n’avait su comment réagir. Tarkan avait fait une remarque sexiste et elle s’était dégagée. Furieuse. Il avait enchaîné des commentaires lourds auxquelles elle n’avait pas répondu. Il n’avait pas fait allusion au baiser.
– C’était rien, Tarkan, faut te calmer.
– Alors pourquoi t’es bientôt aussi rouge que ton bonnet ?
– Il fait froid, j’ai la peau sensible. De toute façon c’est toi qui dois avoir honte, tu avais une copine.
– Ouais, et tu le savais. C’est mal de vouloir piquer le mec d’une autre.
– Je n’aurais jamais voulu te piquer à qui que ce soit.
– Et pourquoi pas ?
– Parce que t’es musulman et que tu traites les filles comme de la merde.
Tarkan ne sourit plus.
– D’où tu sors ça ? C’est n’importe quoi, t’en sais rien du tout !
– Tarkan. J’te connais. Je sais comme tu es, je sais ce que tu me dis et je t’ai vu avec ta dernière. Jamais je n’aurais voulu être à sa place.
– T’as aucune idée. J’avais raison d’être comme ça avec elle !
Elle hausse les épaules, il n’ajoute rien. Par la fenêtre, ils voient qu’on allume la lumière du couloir.
– J’devrais pas rester là, ton père me tuerait s’il me voyait avec toi.
– N’importe quoi. C’est vous qui avez un problème avec les bourges. Pas nous.
– C’est parce que vous n’avez pas de problèmes avec nous que vous nous envoyez les flics ?
– Attends, confonds pas tout. Vous n’avez pas le droit d’être là en plus vous faites un bordel pas possible. On peut pas dormir.
– Et on est étrangers.
– C’est pas ça le problème. C’est trop facile de tout ramener au racisme. Vous vous remettez jamais en question !
– T’es vraiment une faux-cul, tu sais très bien qu’si on était tous blancs et pas arabes, pas musulmans, hein, y’aurait pas d’problèmes.
– Mais non. Écoute Tarkan, j’ai pas envie de parler de ça avec toi. J’étais contente de te voir, j’ai pas envie qu’on se prenne la tête.
– T’es contente de me voir, même si je suis musulman ?
– Même si t’es musulman. Je suis toujours contente de te voir.

Tarkan
Quand il arrive chez Farid, ils sont déjà tous là. Il y a des miettes de chips et de la bière disséminées dans toute la pièce, les mecs hurlent devant Fifa 2008. C’est Farid et Toni qui jouent, les autres boivent et commentent. Entre deux dribbles Farid lui demande :
– T’es à la bourre mec. Soirée chargée ?
Les autres ricanent.
– Pourquoi ça ?
– T’voyais pas l’autre, là, Emilie ?
– Si, j’l’ai vue.
– Tu l’as pécho ?
– Ça t’regarde pas mec !
– Quoi ça m’r’garde pas ? Depuis quand tu t’la joues perso ?
Tarkan hausse les épaules. Les autres se taisent, observent la scène.
– J’m’la joue pas perso. Ok ? J’l’ai pécho.
– Oh putain j’ai eu peur, j’ai presque cru qu’t’avais viré pédé.
– T’as fini l’interrogatoire ? J’peux m’asseoir ?
Tarkan se dégage une place sur le canapé, prend la manette des mains de Toni, s’enfile une chips dans la bouche.
– Maintenant, tu vas voir comme j’vais t’défoncer mec.
Farid prend un but avant d’avoir pu répondre.
– Connard.
– T’as encore rien vu. J’vais t’mettre la misère. Mais après, on bouge. J’ai pas envie de rester moisir ici ce soir.
Tarkan marque encore deux buts. Farid s’énerve.
– Au fait Tarkan, c’était bien toute à l’heure avec Lucille ? demande Toni.
– Quoi Lucille ?
– Vous en avez eu des choses à vous dire. Trente minutes qu’vous avez parlé, non ?
– J’pigerais jamais c’que tu trouves à c’te pétasse, lâche Farid.
Et il marque un but.

Édouard Morand
Édouard Morand n’entend pas tout de suite. Le volume du Home cinéma couvre les premiers bruits. Il lui faut une scène d’amour dans son James Bond pour comprendre que quelque chose est en train de se passer. Musique langoureuse, souffles et gémissements des deux acteurs, et soudain, par-dessus et comme étouffés, des cris. Il fronce les sourcils, baisse le son de la télévision, attend. Les hurlements sont réels et ne cessent pas. Il se lève lorsqu’une des fenêtres du salon explose. Morand se jette au pied de son canapé pour se protéger des débris. Le bruit assourdissant qui a précédé l’impact le tétanise. Il pense à Kevin. Qui hantait ses pires cauchemars, le traquait et finissait par l’exécuter d’un chargeur entier dans le corps. Kevin qui a disparu du jour au lendemain. Un matin, Morand s’est réveillé, s’est rendu au CO sans apercevoir l’anorak noir de Kevin, en est reparti sans se sentir épié, ne l’a plus jamais croisé dans le reflet d’une vitrine. Morand se dit que Kevin est revenu. Qu’il va enfin avoir droit à sa vengeance. Il reste à terre, mains sur la tête. Une deuxième détonation et des hurlements de plus en plus forts. On hurle devant sa porte, on tape et on supplie. Il ouvre et trois de ses anciens élèves se jettent à l’intérieur.
– Refermez, vite ! Il faut prévenir la police, il est devenu complètement fou !
Morand a tout juste le temps d’apercevoir dans la nuit deux ou trois jeunes disparaître derrière les fourrés qui bordent les immeubles, et à leur poursuite, crachant et maudissant, Monsieur Vannier, la main tendue, le poing refermé sur un pistolet.
Morand claque la porte. À l’intérieur, Tarkan a déjà prévenu la police.

Monsieur Vannier
Il faisait beau, le soleil éblouissait l’objectif. La photo est un peu surexposée mais il devine les cheveux blonds, exceptionnellement, dénoués et l’éclat de la dentition. Il reconnaît les pommettes hautes dans le visage anguleux, il croit même apercevoir le fin trait des sourcils, foncés, contrastants avec la chevelure, mais il n’est plus très sûr de ce qu’il voit ou de ce dont il se souvient. Monsieur Vannier regarde sa femme et comble les détails que la photo a occultés. Il sait qu’à cet instant, ses cheveux s’étaient soulevés par une bourrasque et qu’il avait découvert une image de sa femme qui l’excitait terriblement. Monsieur Vannier se demande s’il a eu le courage de le lui dire. Ses shorts trois-quarts blancs trempaient dans l’eau tandis que ses fesses reposaient à même le bord de la barque. Sa position avait manqué les envoyer tous deux à l’eau et il avait été contraint de s’asseoir dans le bord opposé pour maintenir l’équilibre de l’embarcation. Ils avaient passé la journée à admirer la régate, à contempler de magnifiques voiliers. Sa femme adorait les bateaux. La petite barque était une plaisanterie, mais elle avait été profondément émue et il n’avait pas osé lui avouer qu’il ne voulait que la charrier. Dès lors, ils avaient passé tous leurs week-ends de beau temps à se promener sur le Léman.
C’était une journée parfaite, pense monsieur Vannier. Comme chaque jour passé à ses côtés. Je me demande si.
Monsieur Vannier ne va pas au bout de sa question, il ne s’entend plus penser. Dehors le bruit a repris depuis bientôt une heure. Il a tenté d’en faire abstraction, il s’est concentré sur ce souvenir heureux mais les beuglements de ces animaux l’empêchent de retrouver sa femme. À chaque fois qu’il l’aperçoit, qu’il retrouve son sourire et ses jambes qui s’ébattent sous la chaleur d’août, un rire ou une insulte ricoche contre son image et la force à s’éloigner. Sa femme disparaît à mesure que le bruit s’intensifie. Monsieur Vannier se concentre, il pense aux cheveux blonds et il pense au rouge à lèvres qui déborde légèrement d’un côté. Mais de quel côté bon Dieu ? Monsieur Vannier tente de se rappeler de quel côté il avait pu embrasser sa femme pour étaler son rouge à lèvres. De quel côté avait-il l’habitude de tourner la tête lorsqu’il l’embrassait. La musique fait trembler ses murs et ses tempes s’agitent. Il attrape les couvertures, se glisse au fond de son lit, le cadre posé sur sa poitrine. Il penchait la tête vers la gauche, il croit se souvenir. Il penchait la tête vers la gauche. Les fenêtres vibrent sous les basses et Monsieur Vannier se demande si elles vont finir par exploser et puis il se rappelle qu’il doit penser à autre chose, que c’est autre chose qui devrait l’intéresser, mais que ce bruit continu, cette cruelle marque d’indifférence à sa peine, cette provocation l’empêche de revivre son passé. Les beuglements ne s’arrêtent pas et monsieur Vannier comprend que c’est pour lui. Depuis toujours, depuis toutes les années qu’il habite rue Aliénor, ils n’ont fait que de le provoquer. Ils savent sa peine, ils savent son chagrin et ils s’en repaissent comme des vautours qui n’auraient rien d’autre à se fourrer dans le bec. Il a tenté de tolérer ces débordements, de ne pas faire de vagues mais il est visé, c’est certain. Ces PD, ces graffitis, ces insultes qui résonnent contre ses murs, il ne les a pas mérités. Ils pensent qu’il n’a plus rien dans le ventre parce qu’il est malheureux, qu’ils pourront le terrasser comme ils veulent, mais ils ne savent pas ces gars, ils ne savent pas que le malheur peut rendre fou.
Monsieur Vannier ouvre le tiroir de sa table de nuit. Sous les paquets de mouchoirs, la crème pour les mains et son étui à lunettes, il attrape une toute autre sorte d’étui. Monsieur Vannier s’empare de son pistolet et ouvre la porte d’entrée, tout juste vêtu d’une robe de chambre.


III
3 novembre 2011


Lucille regarde par la fenêtre, elle hésite. Il y a plus de monde devant l’école enfantine qu’elle n’en a affronté en sept ans de vie à Romont. Elle se dit qu’elle doit faire un effort, que c’est important. Elle se dit qu’elle n’a pas besoin de prendre la parole, et d’ailleurs que pourrait-elle bien avoir à dire ? Ce qui l’intéresse c’est de voir ce qu’il va se passer, si un dialogue est possible. S’ils seront là. Tous. Si ceux qui attendent devant la porte de l’école vont entrer ou s’ils vont se contenter de regarder les autres passer.
Elle enfile sa veste, regarde la montre à son poignet. Ses parents, qu’elle a convaincus de venir, la dépassent « Tu viens ? » et quittent la maison, traversent la route. Lucille referme rapidement la porte et les rejoint, se cache entre eux pour passer au travers de l’allée de jeunes amassés devant l’entrée de l’école.
À l’intérieur, elle ne reconnaît que les visages des voisins qui habitent la villa à côté de la sienne. Sept ans qu’elle habite à Romont, et dans une assemblée de quarante personnes, elle ne connaît que deux visages. La plupart sont des personnes âgées serrées sur des bancs ou de petites chaises, il n’y a pas de jeunes de son âge du côté des plaignants. Elle s’assied au fond de la salle avec ses parents, jette un coup d’œil du côté des jeunes des immeubles. À peine surprenant, ils ne sont que cinq : des adolescents qu’elle situe entre douze et quinze ans, c’est-à-dire bien trop jeunes pour traîner dans la bande accusée ce soir. Tarkan n’est pas là, elle avait pourtant espéré l’apercevoir.
Devant et autour d’une grande table siègent deux policiers, un animateur, deux jeunes de Romont, le préfet et un médiateur. Elle ignorait qu’un médiateur avait été chargé depuis un an de calmer le jeu. Elle se rend compte qu’elle avait minimisé le problème. Les vieux sont très remontés.
Dix-neuf heures dix. L’animateur attend encore, espère voir arriver d’autres jeunes mais il semble qu’ils préfèrent rester à l’extérieur et ne pas se mêler à l’assemblée. Il explique les règles du débat, informe l’assistance que les personnes assises autour de la table vont chacune donner leur impression et leur avis quant à la situation, expliquer les dispositifs mis en place pour qu’une cohabitation paisible soit possible et que seulement après avoir entendu tout le monde, les riverains pourront prendre la parole.
Si les quinze premières minutes se passent sans heurts, un sentiment de ras-le-bol se dégage très nettement chez les plaignants. À plusieurs reprises, un monsieur aux cheveux blancs coupés en brosse se lève difficilement et aboie en direction de la police ou de l’animateur. Il se plaint du bruit, des rires, de la musique, des voitures qui roulent vite et tard dans une rue réservée aux riverains. Le monsieur se demande quand la police va se décider à sévir. Les policiers lui expliquent qu’ils viennent parfois, quand les voisins appellent mais qu’ils ne peuvent pas les arrêter, et que c’est pour cette raison qu’une réunion a été mise en place, pour régler le problème sans violence, pour le régler intelligemment. Le monsieur grommelle encore, les cinq jeunes concernés ne disent pas grand-chose. Après tout, se dit Lucille, ce n’est pas encore leur problème. Le plus téméraire ose tout de même une question « Pourquoi vous ne venez pas nous dire qu’on fait du bruit, plutôt que d’appeler la police ? » C’est le tollé général. Plusieurs personnes se lèvent, hurlent en même temps. L’animateur n’arrive pas à contenir l’énervement des voisins, Lucille n’aurait jamais pensé que ce seraient les vieux qu’il faudrait calmer. Ils ont peur, ils brament. Ils sont vieux, ils sont seuls, ils ne vont pas sortir de chez eux la nuit pour demander à une bande de vingt jeunes de faire moins de bruit, on va leur rire au nez, leur casser la figure. Certains arguent avoir essayé de leur faire entendre raison et avoir essuyé des moqueries ou pire des insultes. Le jeune ne répond pas, il s’appuie contre le mur, attend que l’orage passe. Lorsque l’animateur arrive à placer un mot, il donne la parole à la jeune fille assise à ses côtés. Elle prétend n’avoir jamais eu peur d’eux, qu’il faut les connaître, qu’ils sont peut-être un peu bruyants mais pas méchants, qu’ils sont pour elle comme des grands frères. Lucille se dit que c’est facile de parler ainsi quand on fait partie de leur bande. Elle connaît vaguement la fille, sait qu’elle est pratiquement née avec eux. Pour Lucille, son avis ne compte pas. Tout comme pour les riverains qui grognent toujours plus. Il n’y a pas que les habitants des cinq villas de Rue Aliénor qui n’en peuvent plus, les habitants des immeubles aussi se plaignent : les jeunes doivent aller ailleurs. Ils n’ont d’ailleurs aucun droit de rester à l’école enfantine, répète le préfet, c’est une propriété privée et le désordre qu’ils sèment empêche les enfants de venir jouer sur la place de jeux. Une maman explique qu’elle a peur que ses enfants se coupent sur des briques de verre. L’ambiance gagne en intensité quand la porte d’entrée s’ouvre violemment sur Farid, Tarkan, Toni et d’autres encore dont Lucille ignore les noms. Ça, c’est la merde, pense Lucille. Le trio de tête s’arrête devant les chaises où crachotent les voisins et Farid beugle qu’il veut prendre la parole. L’animateur tente de le faire s’asseoir et lui demande d’attendre avant de prendre la parole mais Farid insiste :
– Je suis là maintenant, alors c’est maintenant que je parle !
Il y a un souffle de mécontentements mais Farid est grand et excité, personne n’ose s’opposer à voix haute.
– C’est quoi l’problème alors ? C’est parce qu’on squatte l’école enfantine, c’est ça ?
– C’est entre autre ce qui vous est reproché, répond le préfet.
– Et j’peux savoir pourquoi ça dérange ?
– Si tu étais venu plus tôt, tu le saurais, ajoute le médiateur.
– On fait rien de mal et on peut pas aller ailleurs, y a rien qui est prévu pour nous !
Le préfet sursaute sur sa chaise, mais si, il y a le Bicubic qui possède une grande place de jeux, et vous êtes loin des endroits habités.
– Le Bicubic ? On n’a pas le droit d’y rester après vingt-deux heures, ajoute Toni.
– Mais ça, mon cher, c’est comme partout.
Dans l’assistance, le monsieur aux cheveux blancs et courts lâche un commentaire malheureux à voix trop haute pour être ignoré.
– Si leurs parents s’en occupaient un peu, ils n’auraient pas besoin de traîner dans la rue. Tout ça c’est une question d’éducation.
Farid sursaute et s’approche du vieux :
– T’as dit quoi toi ? Non mais répète, putain répète si t’oses !
– J’ai dit que si votre mère vous avait bien éduqués, on n’en serait pas là !
– Je t’interdis de parler de ma mère, de quel droit i’ parle de ma mère çui-là !
– Depuis que tu nous emmerdes, petit con !
Farid se rapproche du viel homme qui se lève maladroitement de sa chaise pour lui faire face. L’animateur se précipite également, se place entre les deux hommes.
– T’as pas besoin de te foutre là, mec ! On n’est pas des animaux, on va pas lui mettre sur la gueule.
Derrière l’homme, plusieurs voisins se lèvent également, rebondissent sur les propos de Farid. Sa réaction violente, son entrée fracassante et son comportement, comment peut-on éviter de penser qu’il a raté un maillon de l’évolution ? Lucille pense que Farid est décidemment un gros con, mais que tout le monde semble oublier que l’insulte, ce n’est pas de lui qu’elle est venue en premier. Farid s’agite de plus en plus, il aboie sur chaque personne osant prendre la parole.
– On n’est pas des animaux, si vous avez quequ’chose à dire, vous pouvez venir nous parler, on va pas vous mordre, putain !
Derrière lui, Toni essaie de calmer le jeu, C’est bon Farid, c’est bon, attends.
– Ta gueule mec, lance Farid en dégageant le bras que Toni avait agrippé, c’est moi qui parle-là, me dis pas d’me la fermer, c’est eux qui font chier, merde. On n’a nulle part où se retrouver, vous nous balancez la police sans même nous avoir parlé, mais merde ! C’est à nous qu’on parle d’éducation ?
– Parce que tu crois qu’ose venir vous parlez ? Tu as vu comme tu réagis ? Ose une petite femme toute rabougrie.
– Arrêtez ! Tonne une voix que Lucille connaît. Arrêtez de vous engueuler, reprend monsieur Morand. Ce sont des jeunes intelligents, je les ai tous eu à l’école, il suffit d’engager un dialogue, pas de se mettre à hurler !
– On en a marre des connards de ton espèce ! Lance quelqu’un. Monsieur Morand secoue la tête.
Lucille regarde attentivement Farid dont les tempes se soulèvent à vue d’œil, l’animateur qui transpire, se trouve toujours entre les deux camps, et les habitants qui se lèvent les uns après les autres pour faire face au clan de jeunes qui grossit. Tarkan ne dit rien, mais il contient la fureur de Farid. Farid n’oserait jamais parler à Tarkan comme il a parlé à Toni : ils se partagent l’autorité.
– Un connard de mon espèce ? Mais de quel espèce tu parles bouffon ? Hein ? Tu crois qu’on sait pas qu’c’est parce qu’on est pas suisses qu’vous nous faites chier ?
– C’est pas parce que t’es pas suisse c’est parce que tu nous emmerdes toute la journée et la nuit ! On ne peut pas dormir, on n’ose plus sortir, vous nous pourrissez la vie !
– Et si t’es pas content, t’as qu’à rentrer chez toi, on n’a pas besoin de gens comme vous ici.
– Un voisin en avait tellement marre qu’il vous a même tiré dessus, je vous rappelle ! C’est dommage qu’il n’ait pas réussi son coup !
Les policiers sont obligés d’intervenir, Farid et son groupe deviennent menaçants et la fureur des voisins les rend imprudents et provocateurs : ils ne pensent pas aux conséquences. Un policier attrape Farid par le bras, mais Tarkan arrête de justesse le poing de son ami qui n’aurait pas manqué l’œil du policier.
– Farid, on s’casse ! Chuchote Tarkan, la main toujours fermement accrochée à celle de Farid. On bouge, maintenant.
– C’est ça, cassez-vous petits merdeux ! Et on laisse entrer en Suisse des cas pareils ! Continue le vieux responsable du bordel.
– Je suis né en Suisse, pauvre con, je le suis autant que toi, lui murmure Tarkan. On s’barre les mecs. On y va.
Dans la cohue, Lucille n’entend plus les hurlements de l’animateur qui tente de rétablir le silence, de reprendre le dialogue. Elle le voit sautiller pour se faire entendre et ne perçoit aucun son, seulement sa bouche qui s’ouvre et sa langue qui s’agite, en vain. Le préfet, les mains en porte-voix clarifie une dernière fois la situation :
– Vous n’avez plus le droit de venir à l’école enfantine, vous m’avez compris ?
Tarkan pousse ses amis en dehors de l’école et se retourne une dernière fois pour répondre au préfet :
– On a compris. Mais vous finirez par regretter.


IV
4 novembre 2011


Ils ont disparu. Le lendemain, lorsque le voisinage se réveille, il n’y a plus trace de leur passage. Seulement un paquet de chips qui vole, chassé par la bise glaciale de novembre. La poubelle, est vide. Les balançoires sont débarrassées des bouteilles et des cannettes de bières. Le château de bois est déivré des sacs plastiques et des détritus.
Monsieur Vannier sort de chez lui pour acheter le journal. La rue est déserte et le soleil brille pour la première fois de la semaine. Il remarque la propreté de la place de jeux. « Ils ont enfin fini par céder » il se réjouit. Il reprend sa route, mais déjà madame Butty, sa voisine, l’arrête, lui raconte. Quand monsieur Vannier se retrouve seul, il ne continue pas, il rebrousse chemin et ferme sa porte à clef, accroche la chaîne. Les mots de la voisine résonnent encore : ils vont se venger.
Monsieur Morand attend ses élèves. Les fesses appuyées contre son bureau, il compte les minutes de retard. Mais plus il attend et plus il se rend compte que ceux de Romont, présents à la réunion de la veille ou les frères de ceux-ci, manquent à l’appel. Il n’a rien à se reprocher mais il est déçu de la tournure qu’ont pris les événements. Il aurait suffi de dialoguer, tranquillement. Il est certain qu’un compromis était possible. Il connaît bien ces jeunes, et au fond, ils ne sont pas méchants.
Lucille pense à Tarkan. Elle a hésité à lui envoyer un sms après la réunion mais elle n’a pas osé. Elle se demande comment interpréter ses dernières paroles. Tarkan avait-il vraiment l’intention de se venger ? Elle le connaissait bien, elle ne le voyait pas du tout violent ou dangereux. Mais elle ne peut pas se mettre dans la tête d’une personne étrangère dans son propre pays. « C’est intéressant de voir qu’ils ne se sentent pas chez eux. Après tout, ils le sont bien plus que nous, ils sont nés à Romont, eux », a dit son père lorsqu’ils ont regagné leur maison. Lucille a l’impression que, décidemment, la rue Aliénor n’est un abri pour personne.


Épilogue

La rue Aliénor n’a jamais été aussi déserte. De jour comme de nuit, c’est à peine si les chats osent s’y risquer. Parfois, une grand-mère sourde ou imprudente s’aventure en tintébin jusque sur le banc de l’école enfantine où plus personne ne vient la rejoindre. Les gens ont peur. Les jeunes ont tenu leur promesse, ils ne viennent plus. On ne les croise ni à la Migros, ni à la gare, et la place de jeux est continuellement déserte. Les mères empêchent leurs enfants d’y jouer, craignent de voir apparaître une horde d’adolescents prêts à les démembrer sur place. Lucille ne croise plus jamais Tarkan, il ne lui donne plus de nouvelle. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissent, c’est elle qui lui écrit en premier. Qu’est-ce que tu deviens ? Son sms reste sans réponse.
Elle évite de passer devant la place de jeux, ce n’est pas qu’elle se méfie réellement, elle ne tient simplement pas à prendre de risques inutiles. Pas tant que Tarkan ne lui aura pas répondu.
Depuis le quatre novembre monsieur Vannier n’a plus quitté sa maison. Retranché dans sa chambre à coucher, il écoute les bruits inexistants de la rue. Il tressaille aux sons de moteurs, il espère à chaque rire d’enfants. Parfois il croit entendre les PD, les insultes qui l’avaient amené à commettre l’irréparable. Il n’avait jamais payé pour son acte. Aux yeux de la loi, oui, mais jamais envers les jeunes. Il sent au creux de son ventre que la vendetta lui est destinée. Si les autres seront épargnés, monsieur Vannier ne se fait aucune illusion. La prison l’avait mis à l’abri pendant plus de deux ans. Il se retrouve maintenant débarqué en pleine guerre des gangs et il serait une victime. Il en est convaincu. À vingt deux heures le samedi trois décembre deux mille onze, monsieur Vannier se suicide d’une balle dans la tête.
Tarkan avait raison : vraiment, toute la rue Aliénor regrette.