Simultan

Ma seconde paire d'yeux

Aus Simultan

Extrait du journal intime de Thomas – 15 octobre 2010

Aujourd’hui, j’étais devenu aveugle.
Ce qui m’est arrivé m’a profondément éprouvé, j’ai réalisé à quel point l’on peut tenir à de simples choses matérielles, à quel point l’on peut se sentir vide à la seule idée de les perdre…
Je n’avais pas le sentiment de perdre un objet, mais de véritablement perdre la vue.
On m’avait enlevé mes yeux.
En sortant de l’institut, je m’étais comme d’habitude rendu à la gare pour prendre le train qui me ramènerait chez moi… Journée banale, qui s’était bien passée… Le trajet, long comme d’habitude, s’achevait pourtant, jusqu’à ce que je réalise avec horreur en sortant du train qu’il me manquait un sac. Pas celui que j’ai en bandoulière sur l’épaule gauche, qui contient un tas d’affaires sans importance… L’autre, plus petit, plus précieux, qui ne contient qu’une seule chose : ma deuxième paire d’yeux.
Je suis sur le quai de la gare de Genève et je réalise que l’on m’a enlevé mes yeux. Sentiment de vide profond, peur presque inconditionnelle, incompréhension totale… Que s’est-il passé ? Est-ce seulement de ma faute ?
Aussitôt, j’essaie évidemment de me souvenir. Je l’avais ce matin en montant dans le train… Je l’avais, là-bas, à l’institut… Et en sortant ? Incapable de savoir. J’ai deux versions dans ma tête, sans savoir laquelle est vraie et l’autre fantasmée… J’ai un peu l’impression de vivre dans un rêve – disons plutôt un cauchemar, et je ne peux pas en sortir, puisque tout cela est bien réel.
On me l’aurait volé ?
Au fond, je réalise que ce n’est pas tant le fait d’avoir perdu ma caméra qui me désolait sur le moment – perte en soit financièrement signifiante – mais avant tout son contenu… A l’intérieur, une cassette contenant plus de deux heures et demi d’un projet que j’avais commencé depuis plus d’un mois, qui commençait à devenir bien, à me plaire… Et là, en un instant, je n’avais plus rien, et je ne pouvais même pas filmer cet instant, cet instant qui importait tant, comme celui de la rencontre avec cette fille, cette inconnue aux cheveux rouges dont je ne connais même pas le nom…
Je réalise petit à petit que pouvoir tout filmer est une illusion, que ça ne marche pas comme ça, que… Que les instants les plus importants de notre vie sont peut-être ceux que l’on ne pourra jamais revoir ailleurs que dans notre tête, dans nos souvenirs.
Et cette idée me rend incroyablement triste.
Soudain, j’ai l’impression que ma vie est devenue bien plus courte.
Je me sens ridicule d’en faire autant pour une simple histoire de caméra.
Mais au fond je sais bien que ce n’est pas que ça.
Je ne parle même pas du fait que cela compte pour moi, et que je me sens aveugle.
Mais là, soudain, je réalise à quel point j’ai peur de mourir.
Cette idée me hante et le simple fait de l’écrire me donne envie de l’effacer, de le faire disparaître, ça ne me libère pas, au contraire, j’ai l’impression de rendre cette évidence encore plus réel, et ça me bouffe…

PS : Finalement, j’ai appelé l’institut, en arrivant chez moi, et ils m’ont signalé que la caméra était dans une des salles de cours. Je la récupérerai demain. Bizarrement, je suis soulagé, mais pas vraiment heureux… Ça m’a peut-être redonné la vue, mais cela n’a pas enlevé la vision que j’ai eue pendant mon moment angoissant de cécité : celle de l’incroyable précarité de mon existence…