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Version vom 8. Mai 2012, 21:03 Uhr

Leïla Pellet

« Encore! »
Pierre dans le lit conjugal se retourne avec un grand saut qui agite le matelas. Gisèle se lève pour lui préparer un lait chaud. Elle profite d’en verser au chat qui demande. Des coups sourds, répétés, font trembler les murs du salon et de la chambre, mais pas ceux de la cuisine. À chaque coup, Pierre lance un « encore » hargneux. Gisèle, debout, regarde ses mains en attendant que le lait chauffe. On dit que les mains ne mentent pas. Et Gisèle ne se ment pas. Après toutes ces années de mariage, si la seule animation vient du voisinage, elle s’en fiche bien. Entre ça et les ronflements de Pierre…
Pierre, lui, ne s’en fiche pas. C’est son esprit militaire, elle le charrie. Pierre a été lieutenant à l’armée avant qu’elle le connaisse. Il est monté la veille en peignoir présenter son ventre à la porte de l’étage au-dessus. Est redescendu. Le nouveau voisin : un étudiant soigné, plutôt chic. Paraît que ce sont des percussions africaines, un truc comme ça. Il a bientôt un concert. Pierre a ouvert une bière. Il en avait de nouveau acheté.
« Gisèle, tu te souviens de quand on avait son âge? »
Il s’est vautré sur le canapé.
Gisèle se souvenait, mais a dit non. Elle caresse Gribouille qui lape le lait, se relève, puis : « Tu recommences? » Ça ne l’émouvait pas de penser à ces temps-là. Pour son mari, c’était l’occasion de regarder une rediffusion de Colombo.
Gisèle regarde toujours ses mains et le lait du coin de l’oeil. Elle le laisse cuire et en retire la peau à la cuillère, qu’elle porte à sa bouche. Le bruit s’intensifie. Pierre passe derrière elle et décroche le balai de l’armoire de la cuisine.
« Vais lui apprendre à ce sale gosse!
— Arrête un peu Pierre.
— Ah non, là il abuse! »
Il se rend dans le salon et frappe de toutes ses forces une, deux, trois fois. Silence. Gisèle lui tend le lait et Pierre grommelle.
« Pas foutu de dormir! »

Le même manège continue le reste de la semaine. Les bruits ne viennent pas tous les soirs, mais la trêve ne dure pas assez longtemps pour qu’on oublie. Ce sont des coups indescriptibles. Entre des meubles que l’on déplace et un lancer de corps. Gisèle ne croit pas aux percussions africaines.
« C’est pas comme ça que ça sonne, non? »
Pierre s’énerve.
« Bon sang, oui, un de ces tam-tams. Je te dis, il a un concert, le mariole. Si on me croit même plus. » Puis il fait aller ses pas pesants dans l’escalier pendant que Gisèle reste sur le canapé à caresser le chat.

Elle rencontre le voisin pour la première fois en revenant des courses. Elle cherche ses clés, au fond du sac, quand quelqu’un s’arrête derrière elle.
« Je peux vous aider?
— Volontiers. » Elle lui sourit, et le trouve aimable. Il porte une veste cintrée. Il est plus grand que son mari et semble avoir la vingtaine.
« Je m’appelle Julien. Je pense que nous sommes voisins. » Le jeune homme rit.
« Gisèle, du second. » Il lui propose de monter les commissions. Gisèle se redresse, sourit. Elle lui demande ce qu’il fait dans la vie. Julien est menuisier, pour l’instant subalterne, va bientôt se mettre à son compte.
Gisèle le félicite et pense à son mari à cet âge. Plutôt l’âge qu’elle avait quand elle l’a connu, parce qu’il a fait d’elle sa deuxième femme. Pierre n’aurait pas ri pour une nouvelle voisine. La peur, le jour du mariage, quand elle a dû traverser toute cette allée en gravier et qu’elle avançait si lentement à chaque pas parce que ses pieds s’enfonçaient. Ils ne parlent pas de son mari en montant les escaliers, mais de la lucarne de la salle de bain qui ferme mal. Le voisin promet de passer.

La semaine d’après, Pierre remarque une fissure au plafond en buvant son café.
« Pas possible! Regarde-moi ce cochon.
— Ce n’était pas déjà là avant ?
— Alors sûrement pas, Gisèle ! Tu peux dire tout ce que tu veux, moi je vais le dénoncer à la police s’il continue comme ça, le zigoto. M’en fous que ça se fasse pas.»
Sa femme répond qu’il n’a qu’à faire comme il veut.
Elle ne lui parle plus de la fenêtre ou de Julien, qu’elle croise une autre fois à la machine à laver. Cette fois, il porte une chemise bleue à petits carreaux.
« Alors, les jours se réchauffent? » Gisèle le regarde et finit par rire malgré elle quand elle le voit se débattre avec le mode d’emploi. Julien la regarde en remettant ses cheveux derrière l’oreille, devant le tambour. Il lui sourit en fermant la machine.
« Perfecto, vous voyez.
— Ah, une chaussette!
— Merde! »
Le jeune homme essaie d’ouvrir la machine qui commence à tourner, sans succès. Gisèle se penche. Elle décolle avec un geste adroit un petit bâtonnet bleu dans un petit tiroir sous la machine, l’introduit dans le joint métallique de la porte, le fait tourner. Un déclic s’opère.
« Fabuleux, vous êtes une vraie fée de la lessive! »
Il ne lui saute pas au cou, mais serre son poignet un bref instant. Sur ses doigts, surtout le pouce, des poils blonds et frisés. Gisèle se relève en le couvant du regard. Il met sa chaussette dans le tambour, referme la porte.
« Ne devais-je pas m’occuper d’une fenêtre? Je vous dois bien ça. Je bricole pas mal ici, de toute façon.
— Peut-être mardi? Je préfère que mon mari ne soit pas là…
— Ah oui! » Il la regarde quelques secondes sans rien dire comme s’il venait de se rappeler quelque chose. Il est tellement jeune et solaire, elle ne peut pas le blâmer. Même avec la mauvaise humeur de son mari que Gisèle endure tous les matins maintenant, en plus de ce lit froid. Lentement, elle en vient à la conclusion qu’elle n’aimera plus du tout Pierre s’il continue à prendre du ventre.
« Alors à mardi, je viendrais sonner dans l’après-midi! »
Puis Julien se glisse dans les escaliers à grandes enjambées, en sifflotant.

Gisèle rentre lundi de petites courses. Un nouveau pull, plus estival qu’elle veut mettre le lendemain. Dans l’entrée, directement collée au mur, un avis anonyme avec un ultimatum au voisin. Elle s’appuie contre la machine à laver. Oublie le sac. Redescend pour le prendre. Quand Gisèle dit à son mari qu’il lui fait honte, qu’il suffisait d’appeler la police une fois, s’il n’en pouvait vraiment plus, Pierre se lève d’un coup. Il crie.
« Je te fais honte? Et les petits pisseux de son espèce? Tu crois qu’il sait pas que ça nous tue son bruit à la con? »
À ce moment-là, ça a recommencé. Pierre a lancé sa chope par terre, qui a explosé dans tout le salon. Il s’est rassis. Ils se sont tus pendant que le martèlement se répétait. Le chat s’est réfugié dans la cuisine, l’éclat du verre lui a fait peur. Pierre continue sur un ton neutre :
« Naturellement, Madame prend des somnifères, tu peux bien t’en ficher! Mais ce gars me pourrit l’existence
— Allons…
— Gisèle, il suffit ! Plus question de police. Ça, je peux aussi le régler tout seul. S’il continue, il verra bien. » Il a les yeux brillants derrière ses lunettes. Les yeux d’un homme qui n’a pas dormi depuis plusieurs jours. Gisèle se souvient de ses grinçants « Je n’ai pas fermé l’œil. », puis pense : « tant pis ». Elle connaît Pierre, elle voit bien qu’il s’agite, mais qu’il n’entreprendra rien. Oh oui, elle connaît ça. Elle se met à genoux et ramasse le verre.
« Tu pourrais au moins arrêter de boire, ça t’agite. Prends plutôt du lait que cette bière…
– J’ai lu dans la feuille que c’était pas bon pour la digestion, le lait. »
Il reste assis à sa place, sans bouger, même quand il voit qu’elle s’est coupée et qu’elle va chercher le désinfectant dans la salle de bain. Elle en profite pour essayer le nouveau haut devant la commode de la chambre. Quand il la voit, il lui dit :
« Madonna, ton décolleté, là. Inconvenant à ton âge. »
Naturellement. Et sa bonne humeur à lui, et sa transpiration dans le lit. Elle se tait. Le mari grogne. Voilà qu’il a recommencé à boire. C’est sa faute à elle. On lui disait bien qu’avec une telle différence d’âge, ce n’était pas sage. C’est la faute de cette potiche blonde qu’elle était, dans sa stupide robe avec de la dentelle qui avait coûté cher. La faute à ce séducteur qui n’avait pas pu rester beau.
Gisèle sort. Elle se dit, juste prendre l’air. Elle finit par monter près de l’église, à un quart d’heure de la maison, entre les rails de trains et son ancien gymnase. Dire qu’elle a passé presque toute sa vie dans cette ville ! Elle est fatiguée de tout connaître si bien. Une poubelle à seringues dans ce coin de terrain qui ressemble à peine à un jardin. En vingt ans, l’endroit n’a même pas changé. Elle a pris la veste de Pierre pour sortir, sans vraiment faire attention. Elle y trouve un vieux paquet de cigarettes et une boîte d’allumettes. Pierre ne fumait pas beaucoup quand il travaillait, mais elle suppose qu’avec son collègue Yves, il reprend quelques anciens réflexes.
Elle se venge de l’odeur du parfum de Pierre et s’allume une cigarette.
Pierre n’a jamais aimé qu’elle fume. Gisèle n’a pas le droit à l’erreur avec Pierre. Quand elle fait des choses qui ne lui plaisent pas, il devient vraiment infantile.
Elle pense au passé, celui que son mari laisse de côté, et elle ricane, parce qu’elle n’aime pas ça, même sans avoir Pierre à côté d’elle. Elle n’a vraiment pas besoin de cette femme dans sa tête, qui ricane en parlant d’hommes. Et elle n’a pas envie de savoir, en plus de tout ce qu’elle pense, que les rides sont là.
Plus d’une heure a passé quand elle regagne la vieille ville en suivant les lampadaires. Elle se fait surprendre par Julien, qui l’apostrophe quand elle écrase son mégot contre le mur de l’immeuble.
« Vous fumez, et sortez tard?
— Si vous me taquinez pour ça… J’ai aussi eu votre âge. »
Le jeune homme sourit en s’appuyant contre le mur. Il semble ne pas avoir d’équilibre. Elle regarde un peu mieux. Sa chemise est tachée, peut-être du vin, juste près de la poche. Il se met à rire encore en marmonnant qu’il l’attendait. Gisèle croit comprendre qu’il a oublié ses clés. Elle plaisante.
« Heureusement que je me dévergonde. »
Il étouffe un hoquet, se lance dans une explication sur le rapport entre l’alcool et les hoquets. Gisèle ouvre la porte et conseille à son voisin de faire tremper la chemise rapidement, parce que le vin part difficilement sur les habits.
« À demain tout de même? »
Elle veut sourire quand elle se retourne, mais le jeune homme est en train d’enlever sa chemise et elle ne sait pas quoi dire. Elle commence à monter les premières marches de l’escalier, puis se retourne. Il a un petit peu de graisse autour des hanches. Un tout petit peu. Il lui tend le vêtement avec un air illuminé.
« C’est vous la pro de la lessive, non? »
Elle décide de dormir sur le canapé, cette nuit-là.

Quand Julien sonne, le lendemain, Pierre est parti depuis une demi-heure. Il n’a pas cessé de répéter l’horaire de ses trains pendant qu’il déjeunait, comme s’il avait peur de l’oublier. Gisèle ajuste ses collants avant d’ouvrir la porte. En entrant, Julien a commenté la vieille guitare que Pierre lui a achetée pendant leur voyage en Espagne, près de la commode de l’entrée.
« Vous y jouez, Gisèle?
— Parfois. » Jamais.
La cuisine avec cet homme est bien plus lumineuse. Exactement comme elle le pensait. Julien prend son café fort et s’attable avec souplesse. Les jambes solides pianotent dans des jeans serrés. Gisèle lui donne de l’eau avec le café. Il s’excuse avec un ton léger.
« Dur, dur, je viens de me réveiller. »
Il a les cheveux un peu en désordre.
Gisèle pense à un corps encore tiède entre les draps et elle secoue la tête. Oui, la chemise. Elle l’a fait tremper. La tache est bien éclaircie. Julien semble impressionné, mais pas gêné du tout. Il a apporté une boîte à outils bleu métallique qui a fait un gros bruit quand il la pose sur la table de la cuisine.
« En somme, c’est presque pareil à chez moi, non? » Il semble à Gisèle qu’il fait l’enfant pour elle, dans cet écrin poussiéreux de l’appartement, ce désordre de cartons que Pierre ne range jamais et ces meubles qu’elle-même a de plus en plus de peine à voir. Ils se rendent dans la salle de bain. Elle lui montre la fenêtre au-dessus de la baignoire au fond de la pièce. Il entre dans le bassin en émail et se tourne vers elle.
« Ah oui, je crois que je vois le problème. Pourriez-vous me passer… » son regard dilaté s’arrête sur Gisèle comme s’il ne s’attendait pas à cette proximité. Le tournevis, il lui dit.
« Vous vous êtes coupée?
— Oh rien de grave.
— Non, montrez-moi.» Sa main entoure celle de Gisèle. Elle est chaude dans la paume large. Gisèle la retire.
« Julien.
— Oui?
— C’est que ces bruits, en haut…
— Oh. Vous entendez ? » La voix monte avec un culot séduisant, alors que les lèvres se tordent en moue et qu’il se frotte la nuque.
« Pierre m’a dit pour le concert, mais quand même! Je veux dire, il est passé assez souvent, non? »
Le jeune homme descend de son perchoir. Il passe sa langue sur ses lèvres.
« Votre mari? Il n’est monté qu’une fois. »
Il rit.
Gisèle a déjà le mur dans le dos quand il s’approche. Il enjambe le rebord de la baignoire. Le miroir au dessus de l’évier leur fait face. La grande glace qu’elle avait tant tenu à déménager. Coquetterie, disait Pierre.
« Vous savez, je ne fais pas de musique, Gisèle.
– Ah bon? »
Il avance son visage très près du sien. Elle peut sentir sa respiration. Elle ne répond rien quand il lui dit qu’un tournevis ne sert à rien pour la réparation d’une fenêtre. Il recule.
« Mais j’ai fini ce qu’il me restait à faire.
— En haut? C’était pour le travail?
— Oui. J’ai refait le plancher. Ça m’a pris du temps.
— Ah, le plancher…»
Gisèle pense à Pierre, à ses jambes lourdes dans l’escalier quand il prétendait monter et à son haleine de maintenant qu’il boit. Puis à d’autres choses en regardant Julien. Elle rougit.
« Allons, il faut tout de même réparer la fenêtre.
— Ne serait-ce pas plutôt vous qu’il faut réparer Gisèle? Regardez-moi ça, votre mari ne fait même pas le travail plus facile. Où est-il?
— À la chasse, avec un ami du collège.
— La chasse? » Julien penche à nouveau son visage près du sien. L’arête de son nez dans la lumière de la salle de bain et l’arrière de ses cheveux blonds, comme du papier de praliné, dans la glace.
« Oui. C’est son passe-temps favori, depuis qu’il a arrêté de travailler. » Julien sourit. Gribouille vient se frotter contre leurs jambes. Le jeune homme s’agenouille pour le caresser. Gisèle soupire, pense que c’est facile, pour un chat.
Elle fait un thé, le voisin reste. Il prend trois sucres. Quand elle lui demande pour le travail, il la regarde.
« Mais vous n’avez qu’à venir voir en haut. Passez un de ces jours, quand votre mari n’est pas là. » Il a changé de ton pour la fin de la phrase et rit. Gisèle ne sait pas s’il se moque d’elle.

Une fois seule, Gisèle a l’impression que Julien a profité de la situation, mais elle ne saurait pas expliquer comment. Ce garçon est étrange, change brusquement de sujet de conversation. Il l’a souvent regardée.
Elle allume la télé, il y a une rediffusion d’une émission policière et ça l’agace.

Quand Pierre rentre, il ne dit rien. Il est en retard. Elle est en train de manger un reste de soupe devant la télévision. Elle se demande s’il a bu au bistrot avec Yves. Mais quand il l’embrasse distraitement, elle ne sent rien. Il lui demande si elle veut lui refaire un lait. Elle s’est levée pour essuyer les casseroles déjà propres.
« Pas de bière?
— Je crois qu’aujourd’hui ça ira. Peux dormir tranquille.
— Comment?
— Son concert, c’est ce soir. »
Gisèle garde la cuillère dans la bouche. Vraiment, Pierre.
Mais ce soir-là, pas de bruit. Et Pierre qui gueulait si fort la veille se tait aussi, comme s’il était lié au bruit du voisin.

Le lendemain, quand elle rentre des courses et qu’elle laisse la porte ouverte, le chat s’échappe et grimpe.
« Gribouille! »
Elle monte et le prend devant la porte du grenier. Les toilettes de Julien, sur le palier. Elle jette un coup d’oeil dans la direction de la porte d’entrée. Une brosse à dents largement utilisée et une bouteille d’aftershave. Gisèle respire le linge, qui sent comme elle s’y attend. Une odeur de bergamote bon marché avec une pointe salée.
Un coup sourd, juste à côté.
Gisèle sursaute et se place derrière la porte. Le chat miaule.
« Julien? »
Aucune réponse. Plus de bruit non plus. Elle est bien sûr que ça vient de chez lui. Peut-être même du salon. Elle se gratte nerveusement la jambe, toque à la porte. Elle connaît leur sonnette stridente, elle ne veut pas s’en servir. Prendre des nouvelles. Ah Julien, comment allez-vous? Je me demandais si une fois, un de ces jours. Après tout, vous m’aviez bien dit…
« Julien, c’est moi Gisèle. Je peux entrer? »
Gisèle pense à ce Julien de la salle de bain, imprévisible. Elle hésite. Mais le courrier resté sur l’escalier. Si le jeune homme avait une facture urgente, une lettre? S’il n’avait même pas pris la peine de descendre, il devait sûrement être malade. Peut-être avait-il besoin d’aide?
Le chat n’a pas quitté le pas de la porte quand elle reparaît avec le courrier de Julien qu’elle presse contre son ventre. La porte cède silencieusement. Qu’elle soit ouverte rend Gisèle nerveuse, qui tâtonne l’espace de sa voix. Il y a quelque chose dans le salon.
Le chat miaule à côté de Gisèle, mais elle n’y fait plus attention. Elle regarde l’homme étendu. Il y a beaucoup de sang, autour de lui. Mais pas de blessure visible. Peut-être dans le dos. Il est recouvert d’une poussière fine et blanche. Elle s’approche à petits pas, dépose le courrier près de sa tête. La peau claire, les yeux fermés, il a l’air de dormir. Une expression paisible qui ne lui ressemble pas. Il y aurait sinon eu sa nervosité d’enfant ou de séduction, cette force dans le corps, ses pupilles mouillées, comme celle d’un animal, lascives ou impitoyables. La voix de Gisèle se mouche dans sa gorge. Il porte la même chemise que le soir où elle l’avait vu ivre. Il y a toujours la légère trace du vin dessus. La lumière sur la barbe blonde. À travers les lèvres entrent ouvertes, on aperçoit l’éclat de ses dents. Elle imagine sa mâchoire se refermant autour de sa main, les dents se serrent en étau sur la chair, une couronne d’ivoire robuste.
« Julien. »
Elle le touche, laisse sa paume entière sur son visage plusieurs secondes. Froid.
Elle a froid, elle aussi. Elle passe ses mains moites sur le tablier. Elle vient de repenser au bruit. Elle serre les poings contre sa poitrine et se frappe doucement. Elle essaie de tout retenir à l’intérieur. Mais elle imagine encore. Une masse sombre qui heurte sa nuque, depuis derrière.
Gisèle secoue la tête. Elle ne veut plus y penser. Comment était-il mort, quelle arme, qui avait osé porter un coup mortel et précis dans son dos? Il n’avait pas dû se rendre compte. Mort immédiate? Elle voudrait partir, mais reste finalement, regarde autour d’elle. La poudre blanche? Elle frôle l’habit de l’index, renifle. Elle en a aussi sur elle. Elle lève le regard. Cligne des yeux. Le chat se frotte contre les jambes de son mari.
« Pierre? »
Il est devant la porte de la cuisine. Les mains sur les hanches. Il lui sourit presque. On dirait que cela fait longtemps qu’il la regarde.
« Alors Gisèle? Qu’est-ce que tu en penses?
— Quoi?
— Il est beau, non? »
Gisèle se met à pleurer. Elle n’arrive pas à se retenir. Pierre la regarde. Pierre la domine.
«Je savais que tu viendrais, aujourd’hui. Tu m’avais dit que tu ne ferais plus ce genre d’erreur. Et je t’ai fait confiance. Tu crois que parce que je prends de l’âge, tu peux tout te permettre? »
Pierre marche fort sur le parquet, saisit son col.
Elle voit Pierre, Pierre quand ils font l’amour. Pierre qui la frappe, la seule fois où il l’a fait. Quand elle était encore jeune et bête. Pierre qui n’a jamais porté de complet pour son mariage, seulement l’uniforme civil de l’armée. Qu’ils ont été pauvres! Gisèle regarde les yeux de Pierre. Elle pense qu’il est fou, mais elle le reconnaît. Elle connaît cette folie-là. Elle aura beau dire qu’elle ne l’a pas trompé, il ne la croira pas. Pierre a encore de la force. Elle crie quand il la relâche. Le plancher craque sous son corps projeté et la latte se rompt sous son pied gauche. La douleur.
« Le petit con, va! Ce qu’il faisait à creuser. »
La latte en basculant révèle une niche avec d’autres sachets en plastique.
Pierre lui lance un petit paquet blanc qu’elle laisse glisser de ses mains. Son mari écarte les bras et crie.
« Partout! » Il montre le plancher du salon.
La poussière, comme sur le corps. Elle essuie ses mains sur son tablier. Mais la poudre reste. Est-ce à cause des larmes qu’elle a essayé d’essuyer? Son poignet est poisseux. Elle regarde le jeune homme et elle recommence à sangloter. La main de Pierre, rugueuse, se pose sur sa bouche.
« Tout ça, c’est de ta faute, Gisèle. »
Gisèle secoue la tête. Elle ne bouge presque plus, de peur.
« J’aurais eu qu’à appeler les flics, hein? Mais c’est mon affaire. Au début, je pensais que c’était un bon type. Un musicien qu’il avait dit. Mais je l’ai cru quand même. Jeune comme il est. Et puis je vous ai entendus. Tu ris bien avec lui, Gisèle. Hein, que c’est normal de parler au voisin? »
Pierre donne un petit coup de pied dans l’épaule du cadavre.
Gisèle sursaute.
« Et de laver sa chemise, en plus! Alors je suis monté une deuxième fois, tu vois? »
Gisèle avale ses larmes. Gisèle pense qu’il suffira d’un coup pour que tout se finisse. Le noir. Elle regarde ses mains. Les larmes tombent dedans. Alors qu’elle ne fait rien, elles continuent de couler.